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Kwame Nkrumah. Vers l’unité africaine

Vers l’unité africaine

 

 [Chapitre XV de «  Kwame Nkrumah : L’Afrique doit s’unir ». Présence Africaine, 1994. Pp.159-167. ]

 

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    Certains affirment que l'Afrique ne peut s'unir parce qu'elle n'a pas les trois communautés indispensables pour cela : communauté de race, de culture et de langue. Il est vrai que, pendant des siècles, nous avons été divisés. Les limites territoriales qui nous morcellent ont été fixées il y a long­temps, souvent de façon très arbitraire, par les Puissances colonisatrices. Certains d'entre nous sont des musul­mans, d'autres des chrétiens ; beaucoup adorent des dieux traditionnels, qui varient de tribu à tribu. Certains parlent français, d'autres anglais, d'autres portugais, sans parler des millions qui ne savent que l'une des langues de l'Afrique, dont il y a des centaines. Nous nous sommes différenciés culturellement, et cela affecte notre façon de voir les choses et conditionne notre développement politique.

     Tout cela est inévitable et s'explique par l'histoire. Néanmoins, je suis persuadé que les forces qui nous unissent font plus que contrebalancer celles qui nous divisent. Quand je rencontre d'autres Africains, je suis toujours impressionné par tout ce que nous avons en commun. Ce n'est pas seulement notre passé colonial, ou les buts que nous partageons : cela va beaucoup plus profond. Le mieux est de dire que j'ai le sentiment de notre unité en tant qu'Africains.

    En termes concrets, cette unité profonde s'est manifestée par la naissance du panafricanisme, et, plus récemment,[p.160] par l'intervention dans la politique mondiale de ce qu'on a appelé la personnalité africaine.

L'expression « panafricanisme » était inconnue avant le début du XXe siècle quand Henry Sylvester-Williams, de l'Ile de la Trinité, et William Edward Burghardt DuBois des États-Unis d'Amérique, tous deux descendants d'Africains, l'employèrent lors de plusieurs congrès panafri­cains, auxquels assistèrent surtout des savants américains d'origine africaine. Une contribution notable au nationalisme africain et au panafricanisme fut le mouvement de « retour à l'Afrique » de Marcus Garvey.

     Le premier Congrès panafricain fut tenu à Paris en 1919, tandis que la conférence de la paix était en séance. Clemen­ceau, alors premier ministre, répondit, quand on lui demanda ce qu'il pensait de ce congrès : « ne lui faites pas de publicité, mais allez de l'avant. » Sa réaction était assez typique de celle des Européens de l'époque. L'idée même d'un panafricanisme était si étrange qu'elle semblait irré­elle, bien qu'en même temps peut-être dangereuse. Il y avait cinquante-sept représentants de plusieurs colonies africaines, ainsi que des États-Unis et des Antilles. Ils votèrent diverses motions, dont rien, il est vrai, ne sortit. Par exemple, ils proposèrent que les Alliés et les Puissances asso­ciées établissent un code de lois en vue de la « protection internationale des natifs d'Afrique ».

     Le second Congrès panafricain se tint à Londres en 1921. Le gouvernement anglais était, sinon sympathisant, du moins tolérant, et il y eut cent treize délégués. Bien que loin de représenter vraiment l'opinion africaine, ce congrès fit faire quelques progrès, car il posa au monde le problème africain. Dans une « Déclaration au monde » rédigée après la séance de clôture, il fut dit que « l'égalité absolue des races, égalité physique, politique et sociale, est la pierre d'angle du monde et du progrès de l'humanité ». Ces gens se souciaient plus du progrès social que du progrès politique, n'ayant pas encore reconnu que le second est la condition du premier.

      Deux ans plus tard, en 1923, un troisième Congrès pan­africain se tint à Londres. L'une de ses résolutions demandait pour les Africains une voix dans leur propre gouverne‑[p.161] ment, et une autre, le droit d'accéder à la terre et à ses ressources. Ainsi, on commençait à comprendre l'aspect politique de la justice sociale. Mais, malgré le travail de  DuBois et d'autres, les progrès furent lents. Le mouvement manquait d'argent et de membres. Les délégués étaient des idéalistes plus que des hommes d'action. Néanmoins, il fit une certaine publicité, et, pour la première fois, des Africains d'origine et d'habitat, firent la précieuse expé­rience du travail en commun.

     Un quatrième Congrès panafricain eut lieu à New York en 1927, avec deux cent huit délégués, mais ensuite, le mouvement parut reculer pour un temps.

      En 1937 se créa une organisation qui n'était pas un parti, l'International African Service Bureau, prédécesseur de la Fédération panafricaine, section anglaise du PanAfrican Congress movement. Son but était de « défendre le bien-être et l'unité des Africains et des personnes d'origine africaine dans le monde entier » et de « promouvoir la coopé­ration entre les peuples africains et les autres peuples qui partagent leurs aspirations ».

     Le panafricanisme et le nationalisme africain reçurent une expression véritablement concrète quand le cinquième Congrès panafricain se réunit à Manchester en 1945. Pour la première fois, on insista sur la nécessité de mouvements bien organisés et fermement unis comme condition du succès de la lutte pour la libération nationale en Afrique.

      Ce congrès rassembla plus de deux cents délégués du monde entier. George Padmore et moi-même étions secré­taires du comité d'organisation qui dressa les plans du congrès, et nous fûmes ravis des résultats de notre tra­vail. Voici l'une des déclarations adressées aux Puissances impérialistes et affirmant la détermination des peuples colo­nisés à être libres :

« Le cinquième Congrès panafricain invite les intellectuels et les travailleurs des colonies à prendre conscience de leurs res­ponsabilités. La longue, longue nuit est achevée. En luttant pour les droits syndicaux, le droit de former des coopératives, la liberté de presse, d'assemblée, de démonstration et de grève, d'imprimer et de lire la littérature nécessaire à l'instruction des [p.162] masses, vous utiliserez les seuls moyens que vous ayez de conqué­rir et préserver vos libertés. De nos jours, il n'y a qu'une façon d'agir efficacement, et c'est l'organisation des masses[1].»

 

      On tomba d'accord sur un programme d'action. Fonda­mentalement, ce programme était centré sur l'exigence de changements constitutionnels, impliquant le suffrage uni­versel. La méthode employée devait être la technique gandhiste de la non-coopération non-violente, autrement dit le refus de travailler et le boycott économique. L'insistance devait varier d'un territoire à l'autre en fonction des circonstances. Le but essentiel était le même : l'indépendance nationale menant à l'unité africaine. L'objectif  limité et la perspective plus large étaient étroitement liés.

    Au lieu d'un mouvement passablement nébuleux, s'occupant vaguement d'un nationalisme noir, le mouvement panafricain est devenu l'expression du nationalisme afri­cain. Contrairement aux quatre premiers congrès, qui avaient été soutenus surtout par des intellectuels et des ré­formistes bourgeois, le cinquième eut des participants ouvriers, syndicalistes, agriculteurs et étudiants, dont la majorité venait d'Afrique.

    Quand le congrès s'acheva, après être tombé d'accord sur un programme de nationalisme panafricain, un comité d'étude fut nommé, avec DuBois comme président et moi-même comme secrétaire général. L'état-major du  congrès fut envoyé à Londres, où s'installa également peu après le secrétariat national d'Afrique occidentale. Son but était de réaliser dans cette région la politique sur laquelle on était tombé d'accord à Manchester. On m'offrit le poste de secrétaire, et je l'acceptai.

     Nous publiâmes un mensuel appelé The New African et convoquâmes à Londres deux conférences ouest-africaines. A cet époque, la conscience politique des étudiants africains s'était totalement épanouie, et ils ne parlaient guère que de libérer les colonies. Les plus enthousiastes d'entre  nous formaient une sorte de noyau que nous appelions Le [p.163] Cercle. On n'y admettait que ceux qui travaillaient sincère­ment à la liberté et à l'unité de l'ouest de l'Afrique, et nous commençâmes à nous préparer activement au travail révo­lutionnaire dans toutes les parties du continent africain.

     J'en étais là quand on me demanda de rentrer en Côte-de­ l'Or pour y devenir secrétaire général de l'United Gold Coast Convention. J'acceptai après avoir un peu hésité.  Il y avait mon travail pour le secrétariat national ouest-africain, et aussi les préparatifs d'une conférence nationale ouest-africaine, qui devait être convoquée à Lagos en octobre 1948.

     Pendant mon voyage de retour, je m'arrêtai à Freetown et à Monrovia, et parlai avec des nationalistes afri­cains de ces villes, leur apprenant les plans de la conférence  et les pressant d'y participer. Les contacts politiques que je pris en Sierra Leone et au Libéria devaient se révéler importants, bien qu'en réalité, la conférence de Lagos n'ait jamais eu lieu.

     Quand je revins en Afrique occidentale en 1947, c'était avec l'intention d'utiliser la Côte-de-l'Or comme tremplin de l'indépendance et de l'unité africaines. Avec le mouvement de masse que je parvins à lever sous les auspices du C.P.P., la Côte-de-l'Or s'empara de sa liberté et se présenta en 1957 comme l'État souverain du Ghana. Je déclarai aussitôt que cette indépendance nationale n'aurait pas de sens si elle n'était pas liée à la libération totale du conti­nent africain. Pendant les cérémonies de l'indépendance, je convoquai une conférence de tous les États souverains d'Afrique, pour envisager l'avenir de notre continent.

     La première conférence des États indépendants d'Afrique se réunit à Accra en avril 1958. Il n'y en avait que huit : l'Égypte, le Ghana, le Soudan, la Libye, la Tunisie, le Libéria, le Maroc et l'Éthiopie. Notre but était de comparer nos points de vue sur les sujets d'intérêt commun, d'étudier les moyens de consolider et de préserver notre indépendance, de resserrer les liens économiques et culturels entre nos pays, de tomber d'accord sur des procédés réalistes pour aider les autres Africains encore colonisés, enfin d'examiner le grand problème mondial : le maintien de la paix.

     Quand, le 15 avril 1958, j'accueillis les délégués à cette [p.164] conférence, je sentis qu'enfin le panafricanisme s'était installé sur son véritable terrain, le continent africain. Ce fut un événement historique. Des Africains libres se réunissaient réellement, en Afrique, pour examiner des sujets africains. C'était rompre de façon éclatante avec les coutumes établies, jeter le démenti à l'affirmation arrogante des nations non-africaines que nos affaires ne concernaient que des États extérieurs à notre continent. La personnalité africaine se manifestait.

     Beaucoup des discours faits à la conférence ayant eu un contenu analogue, certains prétendirent qu'il y avait eu une collaboration antérieure. Je suis en mesure d'affirmer que tous ceux qui parlèrent avaient préparé leur discours indépendamment. S'ils présentèrent une similitude de pensée et de croyances, c'est parce que nous avions la même idée de l'Afrique et le même dessein à son endroit.

     Comme je l'avais espéré, la conférence d'Accra aboutit à un sursaut d'intérêt pour la cause de la liberté et de l'unité africaines. Mais les choses n'en restèrent pas là. Quelques semaines après la fin de la conférence, quelques-uns de mes collègues et moi-même partîmes pour un voyage dans les pays qui y avaient participé. Nous voulions apporter aux chefs des États et des gouvernements, dont plu­sieurs n'avaient pas pu assister personnellement à la confé­rence, les amitiés du gouvernement et du peuple ghanéens.

     Partout, nous fûmes reçus avec enthousiasme, et pûmes parler des moyens de resserrer encore les liens entre nos divers pays. Des communiqués traitèrent des plans pour améliorer les relations économiques et culturelles. Notre  passé commun et nos intérêts essentiels, qui étaient iden­tiques, nous rapprochaient.

     L'année 1958 fut mémorable non seulement à cause de la première conférence des États africains indépendants, mais aussi à cause de l'ouverture, à Accra, en décembre  1958, de la conférence des peuples de toute l'Afrique. Il y eut des délégués de soixante-deux organisations nationalistes.

    La volonté d'union que cette conférence exprima était au moins égale à sa détermination de faire progresser l'indé­pendance dans toute l'Afrique. L'enthousiasme qui persista [p.165] chez les délégués une fois qu'ils furent de retour dans leurs pays respectifs agit profondément sur ce qui se passa ensuite. Le Congo belge, l'Ouganda, le Tanganyika, le Nyassa­lans, le Kenya, les Rhodésies, l'Afrique du Sud, furent tous favorablement affectés par la rencontre à Accra de représentants des divers mouvements de libération du continent. La libération et l'unification totales de l'Afrique tendirent vers leur réalisation au cours de nos rencontres internationales.

    En novembre 1959, des représentants des syndicats de l'Afrique entière se rencontrèrent à Accra pour organiser la Fédération panafricaine des syndicats. Le syndicalisme africain a toujours été étroitement associé à la lutte pour la liberté politique, ainsi qu'au développement économique et social.

       Un pas de plus vers la coopération panafricaine eut lieu quelques mois plus tard, quand s'ouvrit à Accra, en 1960, la conférence qui devait discuter de l'action positive et de  la sécurité en Afrique. Elle avait été convoquée par le gou­vernement du Ghana, après consultation d'autres États africains indépendants, pour étudier la situation en Algérie et en Afrique du Sud, et aussi pour prévoir comment on empêcherait, plus tard, l'Afrique de servir de terrain d'essais pour armes nucléaires. D'autres sujets importants étaient à l'ordre du jour, comme la libération totale de l'Afrique et la nécessité de se garder du néo-colonialisme et de la balka­nisation, qui, l'un et l'autre, s'opposeraient à l'unité.

       Au milieu de 1960, une autre conférence des États indé­pendants d'Afrique, qui étaient douze, fut tenue à Addis­-Abéba, plus une autre, de toute l'Afrique, à Accra. Cette dernière, au cours de laquelle des femmes de tous les pays africains discutèrent de problèmes communs, s'ouvrit le 18 juillet. Les déléguées parlèrent de la liberté et de l'unité, ainsi que du besoin urgent de progrès économique et social.

    Pendant que cette conférence se déroulait, les événements du Congo, qui venait d'accéder à l'indépendance, causaient une crise internationale après l'autre. La province du Ka­tanga tentait de se séparer de la République du Congo, et Patrice Lumumba, premier ministre congolais, avait demandé l'aide des Nations-Unies.

[p.166] Certains des dangers du néo-colonialisme et de la balka­nisation, que nous avions prévus, devenaient des réalités. Les sociétés financières étrangères, et la politique en rela­tion avec la guerre froide, commençaient à dominer la scène politique du Congo et empêchèrent une action rapide des Nations-Unies qui, si elles avaient été utilisées dans le but pour lequel elles avaient été appelées sur les lieux, auraient pu jouer un rôle décisif en maintenant la souveraineté du gouvernement de Lumumba.

     Si à cette époque (juillet 1960), les États indépendants d'Afrique avaient été unis, ou du moins avaient eu un haut commandement militaire commun et une politique étrangère commune, on aurait pu trouver une solution africaine pour le Congo, et le Congo aurait pu obtenir le droit de faire son propre destin, sans interventions non-africaines.

     En fait, la situation congolaise empira rapidement, et tous les dangers de la désunion parurent au grand jour. Les seuls à qui cela profita furent les néo-colonialistes et leurs alliés d'Afrique du Sud et de Rhodésie, qui firent du conflit congolais un argument pour prouver que les Africains sont incapables de se gouverner eux-mêmes.

    Par un ultime effort pour sauver la situation, et montrer un peu de solidarité africaine, une conférence d'États africains indépendants se réunit à Léopoldville du 25 au 30 août, sur l'invitation de Patrice Lumumba. Lors de cette conférence, qui se déroulait sur le plan du ministère des affaires étrangères, des délégués donnèrent leur avis sur la crise congolaise. Bien qu'elle n'ait pas atteint son but, il est à noter que la conférence permit aux délégués de voir par eux-mêmes ce qui se passait vraiment au Congo et d'en faire à leurs gouvernements un rapport personnel. En tout cas, une excellente démonstration pratique avait été don­née du besoin impératif d'unité pour la défense de l'indé­pendance africaine.

     Sur l'arrière-plan d'une crise qui continuait au Congo, et de troubles en Afrique du Sud, en Algérie et dans d'autres régions du continent, une conférence des peuples de toute l'Afrique se réunit au Caire au début de 1961. Il y eut environ deux cents délégués. La conférence conseilla aux États [p.167] indépendants de se garder du néo-colonialisme, qu'elle mit   en rapport avec le Royaume Uni, les U.S.A., la France, l'Allemagne de l'Ouest, Israël, la Belgique, les Pays-Bas et l'Afrique du Sud. Elle les avertit aussi de se méfier des agents impérialistes déguisés en organisations religieuses ou philanthropiques. Parmi les résolutions, il y eut un appel au bloc « anti-impérialiste » à aider le développement de l'économie des États africains en accordant des prêts à long terme et à faible intérêt, payables en monnaies locales. Elles exigèrent qu'on expulse l'Afrique du Sud de l'O.N.U.; qu'on renvoie M. Hammarskjöld, qu'on relâche immédiatement Jomo Kenyatta, que les Rhodésies soient immédiatement indépendantes et qu'on dissolve la Fédération centrafricaine. La conférence demanda aussi un boycott commercial des Rhodésies, critiqua la politique  de l'Angola, du Cameroun et du Congo, et affirma que le régime de M. Gizenga à Stanleyville était le gouvernement légitime de ce pays.

      Avec le temps, d'autres conférences de tous les peuples d'Afrique auront lieu, et leurs résolutions et déclarations auront de plus en plus de poids. D'autres rassemblements panafricains continueront à faire impression, qu'ils discutent de problèmes politiques, économiques ou sociaux. Il ne se passe guère de semaine sans qu'on entende parler  de quelque réunion d'Africains de diverses parties du conti­nent. A mesure que toute l'Afrique se libère, ces rencontres gagneront en participation, en force et en efficacité. Mais ce ne sera que quand l'unité politique parfaite aura été obtenue que nous pourrons célébrer la fin triomphante de la lutte panafricaine et des mouvements africains de libération.

 



[1] . Declaration to the Colonial Peoples of the World (par l'auteur de ce livre), approuvée et adoptée par le Congrès panafricain de Manchester, Angleterre, 15-21 octobre 1945.



16/11/2011
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