Parcours

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Nkrumah. Du gouvernement continental de l'Afrique


 


DU GOUVERNEMENT CONTINENTAL

DE L'AFRIQUE


 

 

 

 

 


 VDS: Le présent texte que nous proposons à la lecture, est extrait de Kwame Nkrumah, L'Afrique doit s'unir.Présence africaine, 1994, Chap. XXI, pp.248-254. Il est daté du 1er mai 1963, et à dû servir à Nkrumah pour l'élaboration de son discours prononcé à la Conférence internationale des États indépendants d’Afrique (Addis Abbeba, 24 mai 1963).

Le contenu de ce discours n'a pas vieilli, son actualité et sa portée pour la génération présente ne sont pas à démontrer.



 

 

 

 

[…]

[p.248]

    Notre continent nous donne le second territoire du monde (en étendue). Les richesses naturelles de l'Afrique passent pour être supérieures à celles de presque n'importe quel autre continent. Pour tirer le maximum de nos ressources actuelles et potentielles, en vue de l'abondance et d'un bon ordre social, nous devons unir nos efforts, nos ressources, nos compétences et nos intentions.

    Nous devons tous tirer une leçon de l'Europe, par con­traste. Cultivant par trop ses nationalismes exclusifs, elle a sombré, après des siècles de guerres entrelardées d'intervalles de paix instable, dans un état de confusion, simple-[p.249]ment parce qu'elle n'est pas parvenue à se donner une saine base d'association politique et de compréhension. Ce n'est que maintenant que, poussée par la nécessité écono­mique et la menace de la réhabilitation industrielle et mili­taire de l'Allemagne, l'Europe tente (sans succès) de trouver un moyen de parer au danger. On espère, ce qui est une illu­sion, que la Communauté européenne accomplira le mi­racle. Il a fallu deux guerres mondiales et l'effondrement de plusieurs empires pour que les Européens admettent l'idée, encore incomplètement digérée d'ailleurs, que l'union fait la force.

    Tandis que nous, les Africains, pour qui l'unité est le but suprême, nous efforçons de concerter nos efforts dans ce sens, les néo-colonialistes font tout pour les rendre vains en encourageant la formation de communautés fondées sur la langue des anciens colonisateurs. Nous ne pouvons nous laisser ainsi diviser et désorganiser. Le fait que je parle anglais ne fait pas de moi un Anglais. De même, le fait que certains d'entre nous parlent français ou portugais ne fait pas d'eux des Français ou des Portugais. Nous sommes des Africains et rien que des Africains, et nous ne pouvons poursuivre notre intérêt qu'en nous unissant dans le cadre d'une Communauté africaine. Ni le Commonwealth ni une Communauté franco-africaine ne peuvent la remplacer.

    Pour nous, l'Afrique est une, îles comprises. Nous reje­tons l'idée de toute espèce de séparation. Du Cap à Tanger ou au Caire, de Cape Guardafui aux îles du Cap Vert, l'Afrique est une et indivisible.

Je sais que, quand nous parlons d'union politique, ceux qui nous critiquent se hâtent de faire remarquer que nous tentons de nous imposer comme chef aux autres pays et d'annuler leur souveraineté. Mais les nombreux exemples d'union que nous avons cités ont montré que l'égalité des États est jalousement gardée dans chaque constitution et que la souveraineté est maintenue. Il y a des différences dans les pouvoirs attribués au gouvernement central ou laissés aux États, ainsi que dans les fonctions de l'exécutif, du législatif et du judiciaire. Toutes ces constitutions confient à la fédération le commerce et l'économie poli­tique. Toutes sont laïques, pour que la religion n'inter-[p.250]vienne pas dans les nombreux problèmes qu'impliquent le maintien de l'unité et la poursuite du plus grand progrès possible.

    Nous autres Africains, qui poursuivons actuellement notre unité, sommes parfaitement conscients de la validité de notre intention. Nous avons besoin de la force de nos populations et de nos ressources mises en commun pour nous garder du danger très réel du colonialisme, qui revient sous des formes déguisées. Nous en avons besoin pour com­battre les forces installées dans la place, qui divisent notre continent et retiennent encore nos frères par millions. Nous en avons besoin pour assurer la libération totale de l'Afrique. Nous en avons besoin pour faire avancer notre construction d'un système économique et social qui main­tiendra la grande masse de notre population en augmenta­tion croissante, à un niveau de vie comparable à celui des pays les plus avancés.

    Mais nous ne pouvons pas mobiliser nos ressources ac­tuelles et potentielles sans un effort concerté. Si nous déve­loppions nos possibilités humaines et matérielles en groupes isolés, notre énergie ne tarderait pas à se dissiper en con­currence interne. Les frictions économiques qui nous oppo­seraient aboutiraient certainement à de graves rivalités politiques, comme celles qui, pendant tant d'années, ont freiné l'avance de l'Europe sur la voie du progrès.

    Actuellement, la plupart des États indépendants d'Afrique vont dans un sens qui nous fait courir les dangers de l'impérialisme et du néo-colonialisme. Nous avons donc besoin d'un fondement politique commun pour l'unification de nos politiques de planification économique, de défense, et de relations diplomatiques avec l'étranger. Il n'y a pas de raisons pour que cette base d'action politique empiète sur la souveraineté fondamentale des divers pays d'Afrique. Ils continueraient d'exercer leur autorité indépendante, sauf dans les domaines réservés à l'action commune, dans l'intérêt de la sécurité et du développement ordonné du continent entier.

   J'estime donc qu'une Afrique unie (entendons : unie politiquement et économiquement, sur l'ensemble du conti­nent) poursuivrait les trois objectifs que voici :

[p.251] Tout d'abord, nous aurions une planification économique générale, à l'échelle continentale. Cela accroîtrait la puissance économique et industrielle de l'Afrique. Tant que nous restons balkanisés, régionalement ou territorialement, nous sommes à la merci du colonialisme et de l'impérialisme. Tout le monde peut, sur ce point, prendre modèle sur les USA, en les comparant aux républiques sud-améri­caines.

    Les ressources de l'Afrique peuvent être utilisées au mieux des intérêts de tous, à condition d'entrer dans le cadre général d'un développement planifié à l'échelle conti­nentale. Un tel plan, couvrant toute une Afrique unie, accroîtrait notre puissance économique et industrielle. Nous devrions donc penser sérieusement, dès maintenant, aux voies et moyens de construire un Marché commun de l'Afrique unie, et ne pas nous laisser séduire par les douteux avantages d'une association avec le « Marché commun » des Européens. Nous autres Africains avons trop longtemps attendu le développement de notre économie et de nos moyens de transport. Commençons à chercher en nous-mêmes la solution de tous les aspects de notre développe­ment. Nos moyens de communications ont été conçus, au temps du colonialisme, pour exporter en direction de l'Europe et d'ailleurs, et non pour relier de plus en plus nos villes. L'unité politique nous donnerait le pouvoir et la volonté de changer tout cela. Nous avons des ressources agricoles, minérales et hydrauliques inouïes. Ces réserves presque fabuleuses ne peuvent être pleinement exploitées et utilisées dans l'intérêt de l'Afrique et du peuple africain que si nous les développons dans le cadre d'un gouverne­ment unifié des États africains. Un tel gouvernement aura besoin d'avoir une monnaie unique, une zone monétaire et une banque centrale d'émission. Les avantages de cette organisation financière et monétaire seraient inestimables, car les transactions entre nos divers États seraient facilitées, et l'activité financière en général, rendue plus rapide. On ne peut se passer de battre monnaie si l'on veut réorienter l'économie de l'Afrique et la mettre hors d'atteinte de la domination étrangère.

   En second lieu, nous poursuivrions l'unification de notre [p.252] stratégie militaire et de défense. Je ne vois pas l'intérêt de faire des efforts chacun de son côté pour entretenir d'im­portantes forces armées qui, de toutes façons, seraient inef­ficaces en cas d'attaque sérieuse d'un État particulier. Si l'on examine ce problème avec réalisme, on pourra se poser cette question pertinente : quel État d'Afrique peut aujourd'hui défendre sa souveraineté contre un agresseur impérialiste ? À cet égard, il faut noter que les leaders anti-apartheid ont déclaré que l'Afrique du Sud est en train de se construire un vaste appareil militaire, doté des dernières armes de destruction, en vue d'anéantir le nationalisme en Afrique. Et ce n'est pas tout : il y a de fortes raisons de soupçonner que certains gouvernements d'Afrique sont déjà entrés dans la dangereuse course aux armements et sont en train de s'armer jusqu'aux dents. Leurs activités militaires constituent une menace sérieuse non seulement pour la sécurité de l'Afrique, mais aussi pour la paix du monde. Si ces rapports sont exacts, seule l'uni­fication de l'Afrique peut empêcher l'Afrique du Sud et les gouvernements en question de parvenir à leurs fins diabo­liques.

   Si nous ne nous unissons pas et ne combinons pas nos ressources militaires pour la défense commune, les États particuliers, se sentant en danger, risquent d'être entraînés à conclure des pactes avec des Puissances étrangères, pactes qui nous mettront tous en danger.

Ce problème a aussi un aspect financier. L'entretien d'une grande force militaire impose une lourde charge, même aux États les plus riches. Pour de jeunes États africains, qui ont grand besoin de capitaux pour leur développement inté­rieur, il est ridicule (c'est même une manière de suicide) que chaque État porte individuellement cette charge, alors qu'elle peut si aisément être allégée quand on la partage. Une tentative a déjà été faite par les pays de Casablanca et l'Union afro-malgache, en vue d'une défense commune, mais combien une telle union ne serait-elle pas meilleure et plus forte si, au lieu de deux timides essais, il y avait un État-Major africain groupant toutes les armes (terre, air et mer).

   Le troisième objectif dont nous parlions dépend des deux [p.253] premiers. Si nous instituions une organisation commune de planification économique et mettions nos armées en com­mun, il faudrait que nous adoptions une politique étrangère et une diplomatie communes, afin de donner une direction politique à nos efforts conjoints en vue de la protection et du développement économique de notre continent. En outre, il y a soixante et quelques États en Afrique, dont trente-deux sont actuellement indépendants. La charge d'une représentation diplomatique distincte pour chaque État sur le continent lui-même serait écrasante, sans parler de la représentation hors d'Afrique. Le besoin d'une poli­tique étrangère commune, qui nous permettrait de parler avec une seule voix dans les assemblées internationales, est si évident, vital et impérieux, que ce point se passe de commentaires.

   Je suis sûr qu'il est possible d'établir une constitution applicable à notre situation particulière, et ne reprenant pas nécessairement le cadre des constitutions qui existent en Europe, en Amérique ou ailleurs ; cela nous permettrait de poursuivre les objectifs que j'ai définis, tout en préser­vant dans une certaine mesure la souveraineté de chacun des États de l'Union africaine.

   Pour commencer, nous pourrions avoir une constitution à l'intention des États qui accepteraient de constituer un noyau, en laissant la porte ouverte à tous ceux qui désire­raient se fédérer ou obtiendraient la liberté qui leur per­mettrait de le faire. Ce texte pourrait être amendable à n'importe quel moment où l'ensemble de l'opinion le juge­rait bon. Peut-être pourrait-on donner une expression con­crète à nos idées actuelles en instituant un parlement conti­nental à deux chambres, dont l'une représenterait la popu­lation et discuterait des nombreux problèmes auxquels l'Afrique doit faire face ; et l'autre, qui assurerait l'égalité des États, sans considération de taille ni de population, chacun d'eux y envoyant le même nombre de délégués, formulerait une politique commune dans tous les domaines qui concernent la sécurité, la défense et le développement de l'Afrique. Par l'intermédiaire d'un comité choisi à cet effet, ce parlement pourrait examiner les solutions possibles aux problèmes de l'union et donner à la constitution une [p.254] forme plus définitive, acceptable pour tous les États indépendants.

   La survivance de l'Afrique libre, les progrès de son indé­pendance et l'avance vers l'avenir radieux auquel tendent nos espoirs et nos efforts, tout cela dépend de l'unité poli­tique.

Si la majeure partie de l'Afrique était politiquement une, il pourrait se créer une Afrique unie, grande et puissante, où les frontières territoriales qui nous restent de l'époque coloniale seraient désuètes et inutiles, et qui travaillerait à une mobilisation complète et totale de l'organisme de plani­fication économique, sous une direction politique unifiée. Les forces qui nous unissent sont plus grandes que les diffi­cultés qui nous divisent à présent, et notre but doit être de rendre l'Afrique digne, moderne et prospère.

    Il est donc prouvé que l'unité continentale de l'Afrique est indispensable si nous voulons aller vers la réalisation de nos espoirs et de notre plan : créer une société moderne qui donnera à notre peuple la possibilité de vivre une vie pleine et satisfaisante. Les forces qui nous unissent sont internes et plus grandes que les influences extérieures qui nous séparent. Ce sont elles que nous devons mobiliser et cimenter pour le bien des millions d'êtres qui nous font confiance et attendent de nous, leurs chefs, que nous les tirions de la pauvreté, de l'ignorance et du désordre laissés par la colonisation, pour leur donner l'abondance et l'unité ordonnée dans lesquelles la liberté et l'amitié peuvent s'épa­nouir.

   Tel est le défi que la destinée a jeté aux dirigeants de l'Afrique. C'est à nous de saisir cette occasion magnifique de prouver que le génie du peuple africain peut triompher des tendances séparatistes pour devenir une nation souve­raine, en constituant bientôt, pour la plus grande gloire et la prospérité de son pays, les États-Unis d'Afrique.

 

 

Accra, 1er mai 1963.



25/04/2012
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