12e Thèse : L’utopie socialiste
12e Thèse : L’utopie socialiste
§.1. La faveur dont a joui le socialisme
L’idéal socialiste a fasciné plus d’un. Mais nous savons qu’une génération, deux générations et mêmes trois générations passeront encore, avant que ne soient jetées les bases matérielles et culturelles nécessaires aux transformations de nos sociétés africaines indispensables à la réalisation des projets socialistes.
C’est en ces termes que Senghor, théoricien du « socialisme africain », explique la faveur dont a joui le socialisme en Afrique :
« C’est, si l’on y réfléchit, que nous sommes des pays sous-développés. Telle était notre situation et nos peuples rendus impatients par le fait même, nous ne pouvons-nous permettre de passer par le long processus, d’un millier d’années, qui a mené les peuples européens de la civilisation agraire et féodale du Moyen-âge à la civilisation industrielle et libérale du XIXe siècle. Pour supprimer, en quelques décades, la misère, la maladie et l’analphabétisme, il nous faut brûler les étapes – mieux, trouver un raccourci – du développement économique et social. » [1]
Il s’agit donc pour les socialistes africains (marxistes ou sociaux-démocrates) de soutenir le pari de faire passer directement la forme déjà décomposée de nos antiques communes rurales, reposant sur la propriété commune du sol , à la forme supérieure de propriété en commun.
Depuis que nous avons notre destin en main, en accédant à la souveraineté nationale, le problème a été toujours posé dans les mêmes termes.
On a expérimenté divers types de socialisme africain (avec le socialisme existentiel de L.S. Senghor au Sénégal, la pratique des « ujamaa » avec Julius Nyerere en Tanzanie, la Révolution africaine avec Sekou Touré en Guinée, l’expérience des « fokonolona » à Madagascar, etc..), diverses tentatives d’adapter le socialisme scientifique marxiste aux réalités de l’Afrique (au Ghana avec NKrumah et son « consciencisme », au Mali avec Modibo Kéïta, au Congo avec Marien N’Gouabi, en Éthiopie avec Menguitsu, au Bénin avec Kérékou 1er, etc..)
L’humanité, disait Marx[2], ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre.
« Jamais, écrivait-il, une société n'expire, avant que se soit développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence se soient écloses dans le sein même de cette société ».
§.2. Socialisme scientifique (marxisme) et démocratique (social-démocratie)
La social-démocratie et le marxisme participent à l’origine du même courant idéologique.
Les mêmes préceptes animent les deux courants. Ils ne se distinguent, à l’origine, que par les moyens à utiliser pour parvenir à la réalisation des objectifs qui leurs sont communs. Depuis, le fossé s’est tellement approfondi au point que la distance qui sépare ces deux courants, ne pourra être réduite.
Voilà en quels termes, Lénine marquait la différence entre les Sociaux-démocrates et les socialistes marxistes : ce qui nous sépare des réformistes, ce n’est pas que nous soyons contre – et eux pour – les réformes. Pas du tout !
« Il serait absolument faux de penser que, pour lutter directement en faveur de la révolution socialiste, nous puissions ou devions abandonner la lutte pour des réformes. Pas le moins du monde. »[3]
Les réformistes, poursuit Lénine, eux, se contentent de réformes et se compromettent ainsi jusqu’à n’être plus que de simples « gardes-malades du capitalisme ».
Nous, poursuit Lénine, nous disons aux ouvriers :
« votez pour des élections à la représentation proportionnelle, etc., mais ne bornez pas là votre activité, placez au premier plan la propagation constante de l’idée de la révolution socialiste immédiate, préparez-vous à cette révolution…. »
Les critiques sociaux-démocrates du socialisme scientifique, sont demeurés prisonniers des préceptes qu’ils ont partagés avec les marxistes.
Le socialisme, aussi « démocratique » soit-il, ne peut pas être envisagé comme un système d’organisation économique et sociale, dans l’état actuel de nos sociétés.
En effet, plus un pays a acquis un niveau de développement appréciable de ses forces productives, plus ses richesses sont grandes, plus il est proche du socialisme. Et aujourd’hui, les États occidentaux élargis à ceux des États-Unis d’Amérique et du Japon, sont ceux qui réunissent les conditions matérielles et spirituelles de la réalisation du socialisme. Lorsque ces pays développeront une économie dans le sens d’une plus grande socialisation des moyens de production et des moyens de distribution des revenus, les pays retardataires comme le nôtre, ne sauraient résister à l’attrait du socialisme.
§.3. Les causes de l’échec du socialisme scientifique dans le monde
Le socialisme, dans l’état de développement que connaissent les pays africains dans leur ensemble, n’est pas une question posée et à résoudre; elle demeure une simple aspiration.
Tant que le socialisme ne deviendra pas le système dominant dans les principaux pays du Nord, les pays du Sud ne pourront pas l'envisager comme modèle de développement.
Pour les sociaux-démocrates, l’expérience d’édification du socialisme dans les pays anciennement socialistes de l’Europe de l’Est, a échoué, parce qu’elle a reposé sur la dictature et non sur la démocratie.
Le socialisme c’est le partage équitable de la richesse et non la socialisation de la misère.
Le socialisme propose un système d’organisation sociale basée sur une juste répartition des revenus. C’est ce qu’on appelle la socialisation des revenus, rendue possible par la socialisation des moyens de production.
La socialisation des revenus suppose l’existence de revenus en quantité et en qualité suffisantes pour éviter que cette répartition n’aboutisse à un nivellement par le bas.
L’histoire du développement des sociétés nous enseigne que c’est dans l’exacerbation des inégalités sociales que se développent les forces productives.
Pour conquérir le pouvoir en Russie, les Bolcheviks ont bénéficié d’une conjoncture internationale exceptionnelle. L’ampleur des luttes des ouvriers dans les principaux pays d’Europe, laissait penser à un embrasement général pour secouer les assises des pouvoirs impérialistes.
La révolution russe, pensaient les Bolcheviks, devait être le prologue de la révolution européenne.
S’étant trouvé au pouvoir, les Bolcheviks se sont vus contraints d’entreprendre la construction du socialisme dans un seul pays, projet qui rentre en contradiction avec les fondements de la doctrine telle qu'élaborée par Marx et Engels.
Les perspectives de la conquête du pouvoir par le prolétariat en Russie étaient déterminées par la considération suivante : garder le pouvoir jusqu'au commencement de la révolution socialiste en Europe.
La révolution allemande se développa moins vite, autrement que ne l’avaient espéré les Bolcheviks. L'insurrection des ouvriers allemands après la victoire de la révolution russe fut étouffée dans le sang, trahie par la social-démocratie allemande.
Au-delà de la révolution allemande, Lénine comptait sur la révolution internationale.
En effectuant la révolution démocratique en Russie, les révolutionnaires russes permettraient au prolétariat européen de se soulever pour secouer le joug de la bourgeoisie en instaurant le socialisme. A leur tour, le prolétariat européen aidera les ouvriers russes à faire la révolution socialiste[4].
Même avec la révolution victorieuse en Russie, les dirigeants bolcheviks étaient conscients du danger de la restauration (la reconquête du pouvoir par la bourgeoisie, le retour au capitalisme) tant que la révolution n'aurait pas triomphé dans un ou plusieurs pays avancés.
Tant que subsisterait le capitalisme et les petits producteurs marchands, il n'y avait qu'une seule garantie contre la restauration : la révolution socialiste en Occident.
Pour vaincre, disait Lénine, la révolution russe possède des forces propres en quantité suffisante. Elle peut compter sur son prolétariat et sa paysannerie révolutionnaire. La révolution russe a contre elle, pour son approfondissement, l'existence et la prédominance de la petite exploitation, l'existence de la production marchande.
Mais gardant toujours son optimisme, il croyait que la révolution russe se maintiendrait en empêchant la restauration, avec la réserve non russe, c’est-à-dire le prolétariat socialiste de l'Occident [5]
Malgré le fait que la révolution socialiste a tardé à s'accomplir dans le monde, le pouvoir prolétarien et la république des Soviets ont néanmoins subsisté. Mais pour combien de temps ?
Si Lénine et les bolcheviks avaient été convaincus que le second souffle ne viendrait pas d'Europe, n’auraient-ils pas renoncé à la conquête du pouvoir ?
Pour Trotsky[6], la réponse est négative, puisque la résolution que Lénine soumit à la Conférence d'avril et qui fut approuvée, fait ressortir clairement que l'impossibilité d'une transformation socialiste indépendante de la Russie paysanne, ne donne en aucun cas le droit de renoncer à la conquête du pouvoir. Cette conquête est rendue indispensable, non seulement pour des buts démocratiques, mais aussi en vue « d'un certain nombre de progrès devenus réalisables dans le sens du socialisme » tels que la nationalisation de la terre, le contrôle des banques.
Trotsky, en dépit du fait que l'insurrection des ouvriers allemands, après la victoire de la révolution russe, ait été étouffée dans le sang trahie par la social-démocratie allemande, affirma qu'elle fut cependant suffisamment forte « pour rogner les griffes » des magnats du capital financier allemand.
De tout ce qui précède, il faut tirer les conséquences et dire que les bolcheviks se sont trompés dans leur attente de la révolution en Europe. De ce fait, le système soviétique s'est vu placé dans un cul de sac que l'environnement hostile des pays impérialistes allait aggraver.
Leur attente a été fondée sur l'évolution d'une situation sur laquelle ils n'avaient aucune prise.
C'est MARX qui écrivait dans « Le Capital » que :
« Une nation peut et doit, tirer un enseignement de l'histoire d'une autre nation. Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement, (...) elle ne peut ni dépasser d'un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement. »[7]
§.4. La social-démocratie : « ni chair-ni poisson »
Quant à la différence entre les Libéraux conservateurs et les Sociaux-démocrates, elle réside en deux considérations essentielles :
- le rôle que les uns et les autres accordent à l’Etat : les uns préconisent une intervention minimum de l’État (l’État gendarme, veilleur de nuit) tandis que les autres prônent un État interventionniste (État providence).
- la place du marché : le « laisser faire et le laisser aller » ou l’intervention de la planification aux côtés des lois du marché.
En ce qui concerne le mouvement coopératif il n’est pas l’apanage de la social-démocratie. Le capitalisme en a fait l’expérience sous d’autres cieux.
La différence entre les libéraux conservateurs et les sociaux-démocrates est la même que celle qui existe entre le libéral classique Adam Smith et le libéral réformateur John M. Keynes.
Dans leurs pratiques, les sociaux-démocrates se fondent seulement sur l’affirmation d’un certain nombre de valeurs et de grands principes de telle sorte qu’on a pu dire que la social-démocratie ne propose pas un autre système mais une autre forme de gouvernement libéral.
Le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), parti au pouvoir dans notre pays, l’a tellement bien compris qu’il n’a rien sacrifié à son orientation première, libérale, conservatrice, en adhérant à la social-démocratie.
La social-démocratie n’a rien d’un système spécifique : ni chair-ni poisson.
On pourra comparer les sociaux-démocrates aux « socialistes bourgeois » dont Marx disait qu’ils veulent les conditions de la société moderne sans les luttes et les dangers nécessaires qui en découlent. Ils veulent la société actuelle après l’élimination des éléments qui la révolutionnent et la désagrègent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat.
En somme, ils veulent le beurre, l’argent du beurre et la fille du fermier.
Ils n’entendent pas du tout abolir les conditions bourgeoises de production et se contentent de réformer le système capitaliste par des mesures réalisables dans le cadre même de ce système et qui ne modifient en rien le rapport du capital et du travail salarié. Ils pêchent en cela en ne s’affichant pas ouvertement.
Leur socialisme, c’est de la phrase. C’est une suite de contradictions que les membres de l’internationale socialiste se partagent selon l’ensemble des « notions et habitudes » propres à chacun.
C’est pourquoi, nous ne lui consacrerons pas trop de place.
Le socialisme sous toutes ses formes (social-démocrate ou scientifique) est une utopie qui ne constitue pas et ne peut constituer une alternative de voie de développement pour l’Afrique d’aujourd’hui.
Et nous terminerons par cette citation de Marx :
« Tant que le prolétariat n’est pas encore assez développé pour se constituer en classe, que, par conséquent, la lutte même du prolétariat avec la bourgeoisie n’a pas encore un caractère politique, et que les forces productives ne se sont pas encore assez développées dans le sein de la bourgeoisie elle-même, pour laisser entrevoir les conditions matérielles nécessaires à l’affranchissement du prolétariat et à la formation d’une société nouvelle, ces théoriciens ne sont que des utopistes qui, pour obvier aux besoins des classes opprimées, improvisent des systèmes et courent après une science régénératrice. »[8]
Autant on ne peut souffrir d'être privé de pain, autant la privation des libertés est insupportable. La liberté n'est pas moins importante que le pain.
Le socialisme c'est non seulement l'organisation collective de la production, mais aussi et surtout l'organisation démocratique de la société. Il n'y a pas de socialisme sans démocratie.
Ce qui rend impossible le socialisme dans notre pays, relève des considérations suivantes :
- les forces productives y sont insuffisamment développées ;
- depuis la colonisation il se pose le problème de l’articulation du mode de production capitaliste avec les formes de production ancestrales. Malgré l’exploitation que fait subir le mode de production capitaliste sur les masses paysannes et ouvrières notamment, ce mode de production est un progrès par rapport aux modes de production ancestrales ; et du fait de l’universalisation du mode de production capitaliste, nul pays (surtout s’il appartient à la catégorie de ceux que l’on considère comme sous-développés), ne peut se soustraire à sa loi et à son mécanisme de fonctionnement.
[1] - L. S. Senghor. Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels. Les nouvelles éditions africaines, Dakar-Abidjan.1976, 37-38
[2] - Marx: Préface de la contribution à la critique de l’économie politique; éd. soc. 1972, p.5
[3] - Lénine. O.C., T.23, p.174
[4] - Lénine. Deux tactiques dans la Social-Démocratie dans la Révolution démocratique. O.C., T.9, p.78-79
[5] - Lénine. Rapport sur le Congrès d'unification. O.C., T.10, p.348
[6] - Trotsky : 1979. L'internationale communiste après Lénine. Éditions Presses universitaire de France, Paris ; p.512
[7] . K. Marx : Le capital. L.I., T.I, Éditions sociales ; 1975, 19.
[8] . Marx. Misère de la philosophie. Éditions sociales, Paris; 1972, 133
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