Parcours

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Engels. Lettres sur le matérialisme historique

Lettres sur le matérialisme historique


(1890-1894)

 

Éditions du Progrès Moscou (1980)

 


 

Avertissement de VDS: Pourquoi publier ces lettres sur mon Blog? Parce qu'aujourd'hui avec le libéralisme triophant, la "fin des idéologies", nombreux sont ceux qui traitent Marx & Engels en "chien crevés". Ils se sont laissés dire que le matérialisme historique ne privilégie que les facteurs économiques. Les marxistes dogmatiques, dans leur incurie, les confortent dans une telle position. D'où la nécessité que chacuun aille à la source pour s'instruire. L'attitude aujourd'hui vis-à-vis du marxisme se ramène à jeter l'enfant avec l'eau du bain.


 

 

 

 

[p.3]

ENGELS À C. SCHMIDT

BERLIN, LONDRES, LE 5 AOÛT 1890

 

 

 

 

.. J’ai lu dans le Deutsche Worte de Vienne ce que pense du livre de Paul Barth[1] le malencontreux Moritz Wirth[2], et cette critique m’a donné aussi une impression défavorable du livre lui-même. Je le parcourrai, mais je dois dire que si Moritzchen cite fidèlement le passage où Barth prétend n’avoir pu trouver dans tous les écrits de Marx qu’un seul exemple de la dépendance dans laquelle la philosophie se trouve par rapport aux conditions matérielles de l’existence, à savoir que Descartes identifie les animaux aux machines, un homme capable d’écrire une chose pareille me fait pitié. Et puisque cet homme n’a pas découvert que si les conditions matérielles de l’existence sont la primumagens (cause première), cela n’exclut pas que les domaines idéologiques exercent sur elles une action en retour, secondaire à vrai dire, il ne peut certainement pas avoir compris la matière qu’il traite. Cependant, je le répète, tout cela est de seconde main, et Moritzchen est un ami dangereux. La conception matérialiste de l’histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire. C’est ainsi que Marx a dit des « marxistes » français de la fin des années 70: «Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste*. »

     Il y a eu également dans la Volkstribüne[3] une discussion sur la répartition des produits dans la société future, pour savoir si elle se ferait selon la quantité de travail fourni ou autrement. On a abordé la question d’une façon très « matérialiste», à l’opposé des fameuses phrases idéalistes sur la justice. Mais par un fait étrange, personne n’a eu l’idée que le mode de répartition dépend essentiellement de la quantité de produits à répartir et que cette quantité varie, bien entendu, avec le progrès de la production et de l’organisation sociale, faisant varier en conséquence le mode de [p.4] répartition. Or, tous les participants au lieu d’envisager la « société socialiste » comme une chose qui varie et progresse continuellement, la considèrent comme une chose fixe, établie une fois pour toutes, et qui doit donc avoir un mode de répartition établi aussi une fois pour toutes. Si on reste raisonnable, on peut seulement : 1° chercher à découvrir le mode de répartition par lequel on commencera, et 2° essayer de trouver la tendance générale du développement ultérieur. Mais je n’en trouve pas un mot dans tout le débat.

     En général, le mot « matérialisme » sert à beaucoup d’écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, pensant qu’il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit. Or, notre conception de l’histoire est, avant tout, une directive pour l’étude, et non un levier servant à des constructions à la manière des hégéliens. Il faut réétudier toute l’histoire, il faut soumettre ses formations sociales avant d’essayer d’en déduire les conceptions politiques, juridiques, esthétiques, philosophiques, religieuses, etc., qui leur correspondent. Sur ce point, on a fait jusqu’ici peu de chose, parce que peu de gens s’y sont attelés sérieusement.
     Sur ce point, nous avons besoin d’une aide de masse, le domaine est infiniment vaste, et celui qui veut travailler sérieusement peut faire beaucoup et s’y distinguer. Mais, au lieu de cela, les phrases vides sur le matérialisme historique (on peut précisément tout transformer en phrase) ne servent pour un trop grand nombre de jeunes Allemands qu’à faire le plus rapidement possible de leur propres connaissances historiques relativement maigres — l’histoire économique n’est-elle pas encore dans les langes ? — une construction systématique artificielle et à se croire ensuite des esprits tout à fait puissants ...

    Ç’est ce moment précis que choisit un Barth pour apparaître, et se consacrer à quelque chose qui, dans son milieu au moins, n’est plus qu’une phrase creuse.

Mais tout ceci se tassera. En Allemagne, nous sommes maintenant assez forts pour supporter beaucoup. Un des plus grands services que nous a rendu la loi contre les socialistes[4], c’est qu’elle nous a débarrassé de l’importun « savant » allemand vaguement socialiste. Nous sommes maintenant assez forts, pour digérer même ce savant allemand qui, de nouveau, s’en fait accroire. Vous qui avez déjà réellement fait quelque chose, vous avez dû [p.5] certainement remarquer combien est petit le nombre de jeunes littérateurs adhérant au Parti qui se donnent la peine d’étudier l’économie, l’histoire de l’économie et l’histoire du commerce, de l’industrie, de l’agriculture, des formations sociales. Combien connaissent de Maurer plus que le nom ? C’est la présomption du journaliste qui doit résoudre toutes les difficultés, mais les résultats sont aussi à l’avenant ! Ces messieurs ont parfois l’air de s’imaginer que tout est assez bon pour les ouvriers. Si ces messieurs savaient que Marx jugeait ses meilleures œuvres insuffisantes encore pour les ouvriers et qu’il regardait comme un crime d’offrir aux ouvriers quelque chose qui fût au-dessous du parfait !...

 

 

 

ENGELS À J. BLOCH, KDNIGSBERG

LONDRES, LES 21-22 SEPTEMBRE 1890

 

 

 

. . D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi, n’avons jamais affirmé davantage. Si quelqu’un dénature cette position en ce sens que le facteur économique est le seul déterminant, il le transforme ainsi en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure : les formes politiques de la lutte de classe et ses résultats — les Constitutions établies une fois, la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc. — les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a interaction de tous ces facteurs au sein de laquelle le mouvement économique finit par se frayer un chemin comme une nécessité, au travers d’une infinie multitude de contingences (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison interne entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré.

[p.6] Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. Entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions politiques, etc., voire même la tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien que non décisif. Ce sont des causes historiques et, en dernière instance, économiques, qui ont formé également l’État prussien et qui ont continué à le développer. Mais on pourra difficilement prétendre sans pédanterie que, parmi les nombreux petits États de l’Allemagne du Nord, c’était précisément le Brandebourg qui était destiné par la nécessité économique et non par d’autres facteurs encore (avant tout par cette circonstance que, grâce à la possession de la Prusse, le Brandebourg était entraîné dans les affaires polonaises et par elles impliqué dans les relations politiques internationales qui sont décisives également dans la formation de la puissance de la Maison d’Autriche) à devenir la grande puissance où s’est incarnée la différence dans l’économie, dans la langue et aussi, depuis la Réforme, dans la religion entre le Nord et le Sud. On parviendra difficilement à expliquer économiquement, sans se rendre ridicule, l’existence de chaque petit État allemand du passé et du présent ou encore l’origine de la mutation consonantique du haut-allemand qui a élargi la ligne de partage géographique constituée par les chaînes de montagnes des Sudètes jusqu’au Taunus, jusqu’à en faire une véritable faille traversant toute l’Allemagne.

    Mais deuxièmement, l’histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence ; il y a donc là d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante — l’événement historique — qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne n’a voulu. C’est ainsi que l’histoire jusqu’à nos jours se déroule à la façon d’un processus de la nature et est soumise aussi, en substance, aux mêmes lois de mouvement. Mais de ce que les diverses volontés — dont chacune désire ce à quoi la [p.7] poussent sa constitution physique et les circonstances extérieures, économiques en dernière instance (ou ses propres circonstances personnelles ou les circonstances sociales générales) —, de ce que ces volontés n’arrivent pas à ce qu’elles veulent, mais se fondent en une moyenne générale, en une résultante commune, on n’a pas le droit de conclure qu’elles sont égales à zéro. Au contraire, chacune contribue à la résultante, et à ce titre, est incluse en elle.

    Je voudrais, en outre, vous prier d’étudier cette théorie aux sources originales et non point de seconde main, c’est vraiment beaucoup plus facile. Marx a rarement écrit quelque chose où elle ne joue son rôle. Mais, en particulier, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte[5] est un exemple tout à fait excellent de son application. Dans Le Capitale[6]on y renvoie souvent. Ensuite, je me permets de vous renvoyer également à mes ouvrages : M. Eugen Dühring bouleverse la science[7] et Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande[8], où j’ai donné l’exposé le plus détaillé du matérialisme historique qui existe à ma connaissance.

     C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. Mais dès qu’ il s’agissait de présenter une tranche d’histoire, c ’est-à-dire de passer à l’application pratique, la chose changeait et il n’y avait pas d’erreur possible. Mais malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on croit avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficultés, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact. Je ne puis tenir quitte de ce reproche plus d’un de nos récents ≪ marxistes ≫, et il faut dire aussi qu’on a fait des choses singulières…

 

 

 

 

 

 

ENGELS A C. SCHMIDT, BERLIN

LONDRES, LE 27 OCTOBRE 1890

 

Cher Schmidt !

Je consacre ma première heure de liberté à vous répondre.

Je crois que vous ferez bien d’accepter le poste le Züricher Post[9]. Vous pourrez toujours y apprendre beaucoup de choses au toujours y apprendre beaucoup de choses au [p.7] point de vue économique, surtout si vous gardez présent à l’esprit que Zurich n’est jamais qu’un marché monétaire et de spéculation de troisième ordre et, en conséquence, que les impressions que l’on y a sont affaiblies ou même falsifiées consciemment pour avoir été réfractées deux ou trois fois. Mais vous y ferez connaissance pratiquement avec le mécanisme et vous serez obligés de suivre les cours de bourse de première main de Londres, New York, Paris, Berlin, Vienne et du coup le marché mondial s’éclairera pour vous, sous l’aspect du marché monétaire et du marché des valeurs, qui en sont le reflet. Il en va des reflets économiques, politiques et autres tout comme des reflets dans l’œil humain, ils traversent une lentille convexe et par conséquent prennent forme à l’envers, les pieds en l’air. La seule différence est qu’il manque un système nerveux qui les remette sur leurs pieds dans la représentation qu’on en a. L’homme du marché mondial ne voit les fluctuations de l’industrie et du marché mondial que sous la forme du reflet inversé du marché monétaire et du marché des valeurs et alors l’effet devient la cause, dans son esprit. Cela, je l’ai déjà vu à Manchester dans les années 40 : pour comprendre la marche de l’industrie, avec ses maxima et minima périodiques, les cours de la bourse de Londres étaient absolument inutilisables parce que ces messieurs voulaient tout expliquer par les crises du marché de l’argent, qui n’étaient pourtant elles-mêmes, la plupart du temps, que des symptômes. Il s’agissait alors de démontrer que la naissance des crises industrielles n’avait rien à voir avec une surproduction temporaire et la chose avait donc en outre un caractère tendancieux, qui incitait à la falsification. Aujourd’hui, cet élément disparaît — pour nous au moins, une fois pour toutes — et en outre c’est un fait que le marché de l’argent peut avoir aussi ses propres crises, pour lesquelles des perturbations se produisant directement dans l’industrie ne jouent qu’un rôle subordonné ou ne jouent même aucun rôle ; dans ce domaine, il reste encore beaucoup de choses à établir et à étudier, en particulier aussi en ce qui concerne l’histoire des vingt dernière années.

    Où il y a division du travail à l’échelle sociale, il y a aussi indépendance des travaux partiels les uns par rapport aux autres. La production est le facteur décisif, en dernière instance. Mais en même temps que le commerce des produits devient indépendant de la production proprement dite, il obéit à son propre mou-[p.9]vement, que domine certes, en gros, le processus de production mais qui, dans le détail, et à l’intérieur de cette dépendance générale, n’en obéit pas moins à ses propres lois qui ont leur origine dans la nature de ce facteur nouveau. Il possède ses propres phases et réagit de son côté sur le processus de production. La découverte de l’Amérique était due à la soif d’or qui avait déjà poussé auparavant les Portugais vers l’Afrique (cf. Sœtbeer : La production des métaux précieux), parce que l’industrie européenne, si puissamment, développée aux XIVe et XVe siècles, et le commerce correspondant, exigeaient de nouveaux moyens d’échange que l’Allemagne — le grand pays producteur d’argent [métal] de 1450 à 1550 — ne pouvait livrer. La conquête de l’Inde par les Portugais, les Hollandais, les Anglais de 1500 à 1800 avait pour but les importations en provenance de l’Inde, personne ne pensait à des exportations vers ce pays. Et pourtant quelle action colossale en retour ont eue sur l’industrie ces découvertes et ces conquêtes, nées des seuls intérêts commerciaux — ce sont les besoins de l’exportation en direction de ces pays qui ont créé et développé la grande industrie.

     Il en est de même du marché des valeurs. En même temps que le commerce des valeurs se détache du commerce des marchandises, le commerce de l’argent — sous certaines conditions posées par la production et le commerce des marchandises et à l’intérieur de ces limites — a sa propre évolution, obéit à des lois particulières, définies par sa propre nature, et connaît des phases particulières. S’il s’y ajoute encore qu’au cours de cette évolution nouvelle le commerce de l’argent s’élargit en commerce des titres, que ces titres ne sont pas seulement des bons d’État mais aussi des actions de sociétés industrielles et de transport, qu’en somme le commerce de l’argent acquiert un pouvoir direct sur une partie de la production (laquelle en gros le domine), on comprend que l’action en retour du commerce de l’argent sur la production devient encore plus forte et plus compliquée. Ceux qui font commerce de l’argent sont propriétaires des chemins de fer, des mines, des usines sidérurgiques, etc. Ces moyens de production acquièrent un double visage : leur exploitation doit se conformer tantôt aux intérêts de la production directe, mais tantôt aussi aux besoins des actionnaires dans la mesure où ce sont des banquiers.
       Voici l’exemple le plus frappant : l’exploitation des chemins de fer de l’Amérique du Nord dépend totalement des opérations [p.10] boursières que font à tel moment Jay Gould, Vanderbilt, etc., lesquelles opérations sont parfaitement étrangères aux chemins de fer en particulier et à ce qui leur est utile en tant que moyen de communication. Ici même, en Angleterre, nous avons vu, durant des dizaines d’années, différentes sociétés de chemins de fer lutter entre elles pour la possession de régions où elles touchaient l’une à l’autre ; au cours de ces luttes, des sommes énormes étaient dépensées, non dans l’intérêt de la production et du transport, mais uniquement à cause d’une rivalité qui, la plupart du temps, n’avait d’autre but que de permettre des opérations boursières de la part des banquiers possédant les actions.

     Par ces quelques indications sur ma conception des rapports de la production avec le commerce des marchandises et de celles-ci avec le commerce de l’argent, j’ai au fond déjà répondu du même coup à vos questions concernant le « matérialisme historique » en général. C’est du point de vue de la division du travail que la chose se conçoit le plus facilement. La société crée certaines fonctions communes dont elle ne peut se dispenser. Les gens qui y sont nommés constituent une nouvelle branche de la division du travail au sein de la société. Ils acquièrent ainsi des intérêts particuliers, envers leurs mandataires également, ils se rendent indépendants à leur égard, et... voilà l’État. Et les choses vont évoluer comme pour le commerce des marchandises et, plus tard, le commerce de l’argent ; la nouvelle force indépendante doit bien suivre dans l’ensemble le mouvement de la production, mais, en vertu de l’indépendance relative qui lui est inhérente, c’est-à-dire qui lui a été conférée et qui continue à se développer progressivement, elle réagit aussi à son tour sur les conditions et la marche de la production. Il y a action réciproque de deux forces inégales, du mouvement économique d’un côté, et, de l’autre, de la nouvelle puissance politique qui aspire à la plus grande indépendance possible et qui, une fois constituée, est douée elle aussi, d’un mouvement propre ; le mouvement économique s’impose bien et gros, mais il est obligé, lui aussi, de subir le contre-coup du mouvement politique qu’il a constitué lui-même et qui est doué d’une indépendance relative, le contre-coup du mouvement du pouvoir d’État, d’un côté, de l’autre, de l’opposition qui s’est formée en même temps que lui. De même que, sur le marché de l’argent, le mouvement du marché industriel se reflète en gros, et sous les réserves indiquées plus haut, et naturellement à [p.11]  l'envers, de même, dans la lutte entre le gouvernement et l'opposition, se reflète la lutte des classes qui existaient et se combattaient déjà auparavant, mais elle se reflète également à l’envers, non plus directement, mais indirectement, non pas comme ne lutte de classes, mais comme une lutte pour des principes politiques, et tellement à l’envers qu’il a fallu des millénaires pour que nous en découvrions le mystère.

     La répercussion du pouvoir de l’État sur le développement économique peut être de trois sortes : il peut agir dans la même direction, alors tout marche plus vite, il peut agir en sens inverse du développement économique, et de nos jours, chez tous les grands peuples, il fait alors fiasco à la longue, ou encore, il peut fermer au développement économique certaines voies et lui en prescrire d’autres— ce cas se ramenant finalement à l’un des deux précédents. Mais il est clair que dans les deuxième et troisième cas, le pouvoir politique peut causer un grand dommage au développement économique et produire un gaspillage massif de force et de matière.

      À cela s’ajoute encore le cas de la conquête et de la destruction brutale de ressources économiques où, dans certaines circonstances, tout un développement économique local et national a pu jadis disparaître. Aujourd’hui, ce cas a le plus souvent des effets contraires, du moins chez les grands peuples : du point de vue économique, politique et moral, le vaincu gagne, à la longue, parfois plus que le vainqueur.

        Il en va de même du droit : dès que la nouvelle division du travail devient nécessaire et crée les juristes professionnels, s’ouvre à son tour un domaine nouveau, indépendant qui, tout en étant dépendant d’une façon générale de la production et du commerce n’en possède pas moins, lui aussi, une capacité particulière de réagir sur ces domaines. Dans un État  moderne, il faut non seulement que le droit corresponde à la situation économique générale et soit son expression, mais qu’il possède aussi sa cohérence interne et ne porte pas en lui sa condamnation du fait de ses contradictions internes. Et le prix de cette création, c’est que la fidélité du reflet des rapports économiques s’évanouit de plus en plus. Et cela d’autant plus qu’il arrive plus rarement qu’un code soit l’expression brutale, intransigeante, authentique de la domination d’une classe : la chose elle-même n’irait-elle pas à l’encontre de la « notion de droit » ? La notion [p.12] de droit pure, conséquente, de la bourgeoisie révolutionnaire de 1792 à 1796 est déjà faussée, comme nous le savons, en de nombreux endroits dans le code Napoléon[10], et, pour autant qu’elle s’y incarne, elle est obligée de subir journellement toutes sortes d’atténuations, par suite de la puissance croissante du prolétariat.
     Ce qui n’empêche pas le code Napoléon d’être le code qui sert de base à toutes les codifications nouvelles dans toutes les parties du monde. C’est ainsi que le «développement du droit » ne consiste en grande partie qu’à essayer tout d’abord d’éliminer les contradictions, résultant de la traduction directe de rapports économiques en principes juridiques, en tentant d’établir un système juridique harmonieux, pour constater ensuite que l’influence et la pression du développement économique ultérieur ne cessent de faire, éclater ce système et l’impliquent dans de nouvelles contradictions (je ne parle ici, pour commencer, que du droit civil).

      Le reflet des rapports économiques sous forme de principes juridiques a nécessairement aussi pour résultat de mettre les choses la tête en bas : cela se produit, sans que ceux qui agissent en aient conscience ; le juriste s’imagine qu’il opère par propositions a priori, alors que ce ne sont pourtant que des reflets économiques — et c’est pourquoi tout est mis la tête en bas. Et le fait que ce renversement qui, tant qu’on ne le reconnaît pas constitue ce que nous appelons un point de vue idéologique, réagit à son tour sur la base économique et peut la modifier, dans certaines limites, me paraît être l’évidence même. La base du droit successoral, en supposant l’égalité du stade de développement de la famille, est une base économique. Néanmoins, il sera difficile de démontrer qu’en Angleterre, par exemple, la liberté absolue de tester, et en France sa grande limitation, n’ont, dans toutes leurs particularités, que des causes économiques. Mais, toutes deux réagissent de manière très importante sur l’économie, parce qu’elles influencent la répartition de la fortune.

     En ce qui concerne les domaines idéologiques qui planent plus haut encore dans les airs : la religion, la philosophie, etc., celles-ci sont composées d’un reliquat — remontant à la préhistoire et que la période historique a trouvé et recueilli — de... ce que nous appellerions aujourd’hui : imbécillité. A la base de ces diverses représentations fausses de la nature, de la nature de l’homme lui-même, des esprits, des puissances magiques, etc., il n’y [p.13] a le plus souvent qu’un élément économique négatif ; le faible développement économique de la période préhistorique a comme complément, mais aussi çà et là pour condition et même pour cause, représentations fausses de la nature. Et bien que le besoin économique ait été le ressort principal du progrès dans la connaissance de la nature et qu’il le soit devenu de plus en plus, ce n’en serait pas moins du pédantisme de vouloir chercher des causes économiques à toutes ces absurdités primitives. L’histoire des sciences est l’histoire de l’élimination progressive de ces absurdités, ou bien encore leur remplacement par une imbécillité nouvelle, mais de moins en moins absurde. Les gens qui s’en chargent font partie à leur tour de sphères particulières de la division du travail et ils s’imaginent qu’ils travaillent sur un terrain indépendant. Et, dans la mesure où ils constituent un groupe indépendant au sein de la division sociale du travail, leurs productions, y compris leurs erreurs, réagissent sur tout le développement social, même sur le développement économique. Mais, avec tout cela, ils n’en sont pas moins eux-mêmes à leur tour sous l’influence dominante du développement économique. C’est en philosophie, par exemple, qu’on peut le plus facilement le prouver pour la période bourgeoise. Hobbes fut le premier matérialiste moderne (dans le sens du XVIIIe siècle), mais il fut un partisan de l’absolutisme à l’époque où la monarchie absolue florissait dans toute l’Europe et engageait en Angleterre la lutte contre le peuple. Locke a été, en religion comme en politique, le fils du compromis de classe de 1688[11]. Les déistes anglais[12] et leurs successeurs plus conséquents, les matérialistes français, furent les philosophes authentiques de la bourgeoisie ; les Français furent même ceux de la révolution bourgeoise. Dans la philosophie allemande qui va de Kant à Hegel, on voit passer le philistin allemand, de façon tantôt positive, tantôt négative. Mais en tant que domaine déterminé de la division du travail, la philosophie de chaque époque suppose une somme déterminée d’idées qui lui ont été transmises par les penseurs qui l’ont précédée et dont elle part. Et c’est pourquoi il arrive que des pays économiquement retardataires peuvent pourtant tenir le premier violon en philosophie : la France du XVIIIe siècle par rapport à l’Angleterre dont la philosophie servait de base aux Français, et plus tard l’Allemagne par rapport à l’une et à l’autre.
    Mais, en France comme en Allemagne, la philosophie, tout com-[p.14]me l’épanouissement littéraire général de cette époque, fut, elle aussi, le résultat d’un essor économique. La suprématie* finale du développement économique, dans ces domaines également, est pour moi chose assurée mais elle se produit dans le cadre de conditions que le secteur en question prescrit lui-même : en philosophie, par exemple, par l’effet d’influences économiques (qui n’agissent le plus souvent à leur tour que sous leur déguisement politique, etc.) sur la matière philosophique existante, transmise par les prédécesseurs. L’économie ne crée ici rien a novo [de neuf], mais elle détermine le type de modification et de développement de la matière intellectuelle existante, et encore elle fait cela le plus souvent indirectement : ce sont les reflets politiques, juridiques et moraux qui exercent la plus grande action directe sur la philosophie.

    Sur la religion, j’ai dit l’indispensable dans mon dernier chapitre sur Feuerbach[13].

    Donc, lorsque Barth prétend que nous aurions nié toute action des reflets politiques, etc., du mouvement économique sur ce mouvement même, il ne fait que se battre contre des moulins à vent. Il n’a qu’à regarder Le 18-Brumaire de Marx[14] où il est presque uniquement question du rôle particulier joué par les luttes et événements politiques, naturellement dans la limite de leur dépendance générale des conditions économiques. Ou dans Le Capital, par exemple, la section sur la journée de travail[15], où la législation qui est bien un acte politique, a une action si profonde. Ou encore, le chapitre sur l’histoire de la bourgeoisie (le 24e chapitre[16]). Ou encore, pourquoi luttons-nous donc pour la dictature politique du prolétariat si le pouvoir politique est économiquement impuissant ? La violence (c’est-à-dire le pouvoir d’État) est, elle aussi, une puissance économique !

    Mais je n’ai pas maintenant le temps de faire la critique de ce livre[17]. Il faut d’abord que je sorte le Livre III[18] et d’ailleurs je crois que Bernstein, par exemple, pourrait très bien faire la chose.

     Ce qui manque à tous ces Messieurs, c’est la dialectique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là, que l’effet. Que c’est une abstraction vide, que dans le monde réel pareils antagonismes polaires métaphysiques n’existent que dans les crises, mais que tout le grand déroulement des choses se produit sous la forme [p.15] d’action et de réaction de forces, très inégales sans doute — dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus originelle, la plus décisive — qu’il n’y a rien ici d’absolu, que tout est relatif, tout cela, que voulez-vous, ils ne le voient pas ; pour eux, Hegel n’ a pas existé…

 

 

 

 

 

ENGELS A F. MEHRING, BERLIN

LONDRES, LE 14 JUILLET 1893

 

Cher Monsieur Mehring !

     Ce n’est qu’aujourd’hui que je puis enfin vous remercier pour la Légende de Lessing que vous avez eu l’amabilité de m’envoyer. Je ne voulais pas me borner à vous en accuser réception, sans y ajouter quelque chose au sujet du livre lui-même, de son contenu. D’où ce retard.

    Je commence par la fin, par l’appendice sur le matérialisme historique[19], ou vous avez expose l’essentiel à la perfection et d’une façon convaincante pour quiconque est sans parti pris. La seule objection que j’aie à faire, c’est que vous m’attribuez plus de mérites qu’il ne m’en revient, compte tenu même de ce que j ’aurais trouvé tout seul, peut-être — avec le temps — si Marx, dont le coup d’œil* est plus rapide et l’horizon plus large, ne l’avait découvert bien auparavant. Quand on a eu la chance de travailler 40 ans avec un homme tel que Marx, on ne jouit généralement pas du vivant de cet homme, du renom que l’on croit avoir mérité. Mais une fois que le grand homme est mort, il arrive souvent que le plus petit soit surestimé : c’est, me semble-t-il, mon cas actuellement ; l’histoire finira par tout mettre en ordre, mais d’ici là j’aurai passé sans encombre dans l’autre monde et n’en saurai rien.

     À part cela, il manque seulement un point qui, à vrai dire, n’a pas été assez mis en relief dans les écrits de Marx et les miens, ce qui fait que nous en portons tous la même responsabilité. À savoir, nous nous sommes d’abord attaches à déduire les représentations idéologiques — politiques, juridiques et autres — ainsi que les actions conditionnées par elles, des faits économiques qui sont à leur base, et nous avons eu raison. Mais en con-[p.16]sidérant le contenu, nous avons négligé la forme : la manière dont se constituent ces représentations, etc. C’est ce qui a fourni à nos adversaires l’occasion rêvée de se permettre des interprétations fausses et des altérations, dont Paul Barth[20] est un exemple frappant.

     L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point, un processus idéologique. Aussi s’imagine-t-il des forces motrices fausses ou apparentes. Du fait que c’est un processus intellectuel, il en déduit et le contenu et la forme de la pensée pure, que ce soit de sa propre pensée ou de celle de ses prédécesseurs. Il a exclusivement affaire aux matériaux intellectuels ; sans y regarder de plus près, il considère que ces matériaux proviennent de la pensée et ne s’occupe pas de rechercher s’ils ont quelque autre origine plus lointaine et indépendante de la pensée. Cette façon de procéder est pour lui l’évidence même, car tout acte humain se relisant par l’intermédiaire de la pensée lui apparaît en dernière instance fondé également sur la pensée.

     L’idéologue historien (historien doit être ici un simple vocable collectif pour : politicien, juriste, philosophe, théologien, bref, pour tous les domaines appartenant à la société et non pas seulement à la nature), l ’idéologue historien a donc dans chaque domaine scientifique une matière qui s’est formée de façon indépendante dans la pensée de générations antérieures et qui a évolué de façon indépendante dans le cerveau de ces générations antérieures et qui a évolué de façon indépendante dans le cerveau de ces générations successives. Des faits extérieurs, il est vrai, appartenant à ce domaine ou à d’autres peuvent bien avoir contribué à déterminer ce développement, mais ces faits reconnus tacitement être, ne sont-ils pas eux-mêmes, à leur tour, de simples fruits d’un processus intellectuel, de sorte que nous continuons toujours à rester dans le royaume de la pensée pure qui a heureusement digéré même les faits les plus têtus.

     C’est cette apparence d’histoire indépendante des constitutions d’État, des systèmes juridiques, des conceptions idéologiques dans chaque domaine particulier qui aveugle, avant tout, la plupart des gens. Si Luther et Calvin « viennent à bout » de la religion catholique officielle, si Hegel « vient à bout » de Kant et [p.17] de Fichte, si Rousseau « vient à bout  indirectement par son Contrat social*[21] républicain, de Montesquieu le constitutionnel, c’est un événement qui reste à l’intérieur de la théologie, de la philosophie, de la théorie de l’État, qui constitue une étape dans l’histoire de ces domaines de la pensée et qui ne sort pas du domaine de la pensée. Et, depuis que l’illusion bourgeoise de la perpétuité et de la perfection absolue de la production capitaliste s’est encore ajoutée à cela, la victoire des physiocrates et d’Adam Smith sur les mercantilistes passe elle-même, ma foi, pour une simple victoire de l’idée, non pas comme le reflet intellectuel de faits économiques modifiés, mais, au contraire, comme la compréhension exacte, enfin acquise, de conditions réelles ayant existé partout et de tout temps. Si Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste avaient instauré le libre-échange au lieu de s’engager dans les croisades, ils nous auraient épargné cinq cents années de misère et de sottises.

     Cet aspect de la chose que je ne puis ici qu’effleurer, tous nous l’avons négligé, je pense, plus qu’il le méritait. C’est une vieille histoire : au commencement, on néglige toujours la forme pour le fond. Comme je l’ai déjà dit, je l’ai fait également, et la faute ne m’est toujours apparue que post festum. C’est pourquoi non seulement je suis très loin de vous en faire un reproche quelconque, d’autant plus que j’ai commencé à commettre cette faute bien avant vous, au contraire, mais du moins je voudrais vous rendre attentif à ce point à l’avenir.

À cela se lie également cette idée stupide des idéologues: comme nous refusons aux diverses sphères idéologiques qui jouent un rôle dans l’histoire, un développement historique indépendant, nous leur refusons aussi toute efficacité historique. C’est partir d’une conception banale, non dialectique de la cause et de l'effet comme de pôles opposés l’un à l’autre de façon rigide, de l’ignorance absolue de l’action réciproque. Le fait qu’un facteur historique dès qu’il est engendré finalement par d’autres faits économiques, réagit aussi à son tour et peut réagir sur son milieu et même sur ses propres causes, ces messieurs l’oublient souvent tout à fait à dessein. Comme Barth, par exemple, parlant de la caste des prêtres et de la religion, voir dans votre livre, page 475. J’aime beaucoup la façon dont vous avez réglé son [p.18] compte à ce personnage d’une platitude incroyable. Et c’est lui que l’on nomme professeur d’histoire à Leipzig ! Il y avait pourtant là le vieux Wachsmuth, également borné, mais doué d’un remarquable sentiment des faits, un tout autre type !      

      Au sujet du livre, en général, je ne puis que répéter ce que j’ai dit à maintes reprises des articles, quand ils paraissaient dans la Neue Zeit[22] : c’est de beaucoup le meilleur exposé de la genèse de l’État prussien, je dirai même que c’est le seul qui soit bon, car dans la plupart des cas il en révèle exactement les corrélations jusque dans les détails. Il est seulement regrettable que vous n’ayez pas embrassé tout le développement ultérieur jusqu’à Bismarck, et j’ai malgré moi l’espoir que vous le ferez un jour pour donner un tableau d’ensemble cohérent, depuis le Grand Électeur Frédéric-Guillaume jusqu’au vieux Guillaume[23]. Car enfin, vous avez déjà fait les études préliminaires et presque terminé le travail, du moins en ce qui concerne l’essentiel. Or, il faut l’avoir fait avant que tout le coffre aux vieilleries ne s’effondre ; la défloration des légendes monarchiques patriotiques, sans être précisément une prémisse indispensable de l’élimination de la monarchie qui couvre la domination de classe (la république bourgeoise pure en Allemagne étant périmée avant d’être apparue), n’en est pas moins un des leviers les plus efficaces.

     Vous aurez alors plus d’espace et plus d’occasions pour représenter l’histoire locale de la Prusse comme une partie de la misère commune de l’Allemagne. C’est là le point sur lequel je diverge quelque peu avec vous, avec votre conception des causes du morcellement de l’Allemagne et de l’échec de la révolution bourgeoise allemande du XVIe siècle. S’il m’est donné de remanier l’introduction historique à ma Guerre des paysans[24], ce qui arrivera, je l’espère, l’hiver prochain, je pourrai y développer les points voulus. Non que j’estime erronées les causes que vous mentionnez, mais j’en ajoute d’autres et les groupe un peu différemment.

     En étudiant l’histoire de l’Allemagne, qui n’est qu’une misère ininterrompue, j’ai toujours trouvé que seule la comparaison avec les époques correspondantes de l’histoire de France donnerait la bonne échelle, parce qu’il s’y passe juste le contraire de ce qui a lieu chez nous. Là-bas, il se forme un État national à partir des disjectis membris [membres disjoints] de l’État  féodal, alors que chez nous c’est précisément le paroxysme de la déca-[p.19]dence. Là-bas, tout le processus est assujetti à une rare logique objective, tandis que chez nous la débâcle s’aggrave de plus en plus. Là-bas, au moyen âge, l’immixtion étrangère est figurée par le conquérant anglais qui intervient en faveur de la nationalité provençale contre celle du Nord de la France ; les guerres avec les Anglais représentant en quelque sorte la guerre de Trente ans[25], mais elles se terminent par l’expulsion des envahisseurs étrangers, et la conquête du Sud par le Nord. Vient ensuite la lutte du pouvoir central contre le vassal bourguignon[26] qui s’appuie sur ses possessions étrangères et dont le rôle correspond à celui du Brandebourg-Prusse, mais cette lutte aboutit au triomphe du pouvoir central et parachève la formation de l’État national. Et chez nous, à ce moment même, l’État national se désagrège complètement (dans la mesure où le « royaume d’Allemagne » au sein du Saint-Empire romain[27] peut être qualifié d’État national), et le pillage des terres allemandes commence en grand. Si honteuse que soit cette comparaison pour les Allemands, elle n’en est que plus édifiante, et depuis que nos ouvriers ont replacé l’Allemagne au premier rang du mouvement historique, nous avons moins de peine à avaler l’opprobre du passé.

      Un autre caractère très particulier de l’évolution allemande, c’est que les deux États  de l’empire qui ont fini par se partager toute l’Allemagne ne sont ni l’un ni l’autre purement allemands, étant d’anciennes colonies conquises sur les terres slaves : l’Autriche est colonie bavaroise, le Brandebourg, colonie saxonne ; et s’ils se sont emparés du pouvoir en Allemagne même, c’est uniquement en prenant appui sur leurs possessions étrangères, non allemandes : l’Autriche sur la Hongrie (sans parler de la Bohême), le Brandebourg sur la Prusse. À la frontière ouest, qui était la plus menacée, il n’y avait rien de pareil, à la frontière nord c’est aux Danois qu’on avait laissé le soin de défendre l’Allemagne contre les Danois, et le Sud avait si peu besoin d’être défendu que ses gardes-frontières, les Suisses, purent se séparer eux-mêmes de l’Allemagne !

      Mais voilà que je me suis lancé dans un tas de ratiocinations ; que ce bavardage vous prouve au moins le vif intérêt que m’inspire votre travail.

      Une fois encore, mes sincères remerciements et salutations cordiales.

 

Votre F. Engels

 

 

 

 

ENGELS À B. BORGIUS, BRESLAU[28] [29]

 

LONDRES, LE 25 JANVIER 1894

 

Cher Monsieur !

     Voici la réponse à vos questions :

1. Par les rapports économiques, que nous regardons comme la base déterminante de l’histoire de la société, nous entendons la manière dont les hommes d’une certaine société produisent leurs moyens d’existence et échangent entre eux les produits (dans la mesure où existe la division du travail). Donc, toute la technique de la production et des transports y est incluse. Selon notre conception, cette technique détermine également le mode d’échange et de répartition des produits et, par conséquent, après la dissolution de la société tribale, également la division en classes, par conséquent les rapports de domination et de servitude, par conséquent l’État, la politique, le droit, etc. Sont inclus, en outre, dans le concept des rapports économiques, la base géographique sur laquelle ceux-ci évoluent, et les vestiges réellement transmis des stades de développement économique antérieurs qui se sont maintenus, souvent par tradition seulement ou par vis inertiae [par la force d’inertie], et naturellement aussi le milieu extérieur qui entoure cette forme sociale.

     Si, comme vous le dites, la technique dépend pour une grande part de l’état de la science, celle-ci dépend encore beaucoup plus de l’état et des besoins de la technique. Lorsque la société a des besoins techniques, elle impulse plus la science que le font dix universités. Toute l’hydrostatique (Torricelli, etc.) sortit du besoin vital de régularisation des torrents de montagne en Italie aux XVIe et XVIIe siècles. Nous ne savons quelque chose de rationnel de l’électricité que depuis qu’on a découvert son utilisation technique. Mais, malheureusement, en Allemagne, on a pris l’habitude d’écrire l’histoire des sciences comme si elles étaient tombées du ciel.

     2. Nous considérons les conditions économiques comme ce qui conditionne, en dernière instance, le développement historique. Or, la race est elle-même un facteur économique. Mais il y a deux points ici qu’il ne faut pas négliger :

       a) Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement [p.21] économique. Mais ils agissent tous également les uns sur les autres, ainsi que sur la base économique. Il n’en est pas ainsi parce que la situation économique est la cause, qu’elle est seule active et que tout le reste n’est qu’action passive. Il y a, au contraire, action réciproque sur la base de la nécessité économique qui l’emporte toujours en dernière instance. L’État, par exemple, agit par le protectionnisme, le libre-échange, par une bonne ou mauvaise fiscalisé, et même l’épuisement et l’impuissance mortels du philistin allemand, qui résultèrent de la situation économique misérable de l’Allemagne de 1648 à 1830 et qui se manifestèrent tout d’abord sous forme de piétisme[30], puis de sentimentalité et d’esclavage servile à l’égard des princes et de la noblesse, ne furent pas sans influence économique. Ils furent un des plus grands obstacles au relèvement et ne furent ébranlés que grâce aux guerres de la Révolution et de Napoléon qui firent passer la misère chronique à l’état aigu. Il n’y a donc pas, comme on veut se l’imaginer, çà et là, par simple commodité, un effet automatique de la situation économique, ce sont, au contraire, les hommes qui font leur histoire eux-mêmes, mais dans un milieu donné qui la conditionne, sur la base de conditions antérieures de fait, parmi lesquelles les conditions économiques, si influencée qu’elles puissent être par les autres conditions politiques et idéologiques, n’en sont pas moins, en dernière instance, les conditions déterminantes, constituant d’un bout à l’autre le fil conducteur, qui, seul, vous met à même de comprendre.

       b)  Les hommes font leur histoire eux-mêmes, mais jusqu’ici ils ne se conformaient pas à une volonté collective, n’agissaient pas selon un plan d’ensemble, et cela même pas dans le cadre d’une société déterminée, organisée, donnée. Leurs efforts se contrecarrent, et c’est précisément la raison pour laquelle règne, dans toutes les sociétés de ce genre, la nécessité complétée et manifestée par la contingence. La nécessité qui s’y impose par la contingence est à son tour, en fin de compte, la nécessité économique. Ici nous abordons la question de ce qu’on appelle les grands hommes. Naturellement, c’est un pur hasard que tel grand homme surgisse à tel moment déterminé dans tel pays donné. Mais, si nous le supprimons, on voit surgir l’exigence de son remplacement et ce remplaçant se trouvera tant bien quel mal*, mais il [p.22] se trouvera toujours à la longue. Ce fut un hasard que Napoléon, ce Corse, fût précisément le dictateur militaire dont avait absolument besoin la République française, épuisée par sa propre, guerre ; mais la preuve est faite que, faute d’un Napoléon, un autre aurait comblé la lacune, car l’homme s’est trouvé chaque fois qu’il a été nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc. Si Marx a découvert la conception historique de l’histoire, Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais jusqu’en 1850 prouvent qu’on s’y efforçait, et la découverte de la même conception par Morgan est la preuve que le temps était mûr pour elle et qu’elle devait nécessairement être découverte.

      Il en est ainsi de tout autre hasard et de tout autre apparence de hasard dans l’histoire. Plus le domaine que nous étudions s’éloigne de l’économie et se rapproche de la pure idéologie abstraite, et plus nous constaterons que son développement présente de hasard, plus sa courbe se déroule en zigzag. Mais si vous tracez l’axe moyen de la courbe, vous trouverez que plus la période considérée est longue et le domaine étudié est grand, plus cet axe se rapproche de l’axe du développement économique et plus il tend à lui être parallèle.

     Le plus grand obstacle à la compréhension exacte est en Allemagne la négligence impardonnable, en littérature, de l’histoire économique ; non seulement il est difficile de se déshabituer des idées serinées à l’école sur l’histoire, mais il est encore plus difficile de rassembler les matériaux qui sont nécessaires à cet effet. Qui, par exemple, a seulement lu le vieux G. von Gülich[31] dont la compilation aride contient pourtant tant d’éléments qui permettent d’éclaircir d’innombrables faits politiques ?

      D’ailleurs, le bel exemple que Marx a donné dans le 18-Brumaire[32], devrait, comme je pense, répondre suffisamment à vos questions, précisément parce que c’est un exemple pratique. Dans l’Anti-Dühring,1re partie, chapitres 9 à 11, et 2e partie, chapitres 2 à 4, ainsi que dans la 3e partie, chapitre, 1er, ou dans l’introduction et, ensuite, dans le dernier chapitre de Feuerbach[33], je crois également avoir déjà touché à la plupart de ces points.

      Je vous prie de ne considérer que l’ensemble de ce texte, sans en soumettre chaque mot à une critique méticuleuse ; je regrette de ne pas avoir eu le temps de tout vous exposer avec la clarté et la netteté requises pour une publication…

 

 



[1] . Il s’agit du livre de Paul Barth Die Geschichts-philosophie Hegels und Hegelianer bis auf Marx und Hartmann (La Philosophie de l’histoire de Hegel et des hégéliens jusqu’à Marx et Hartmann inclusivement), paru à Leipzig en 1890. — P. 3.

[2] . «Deutsche Worte » (la Parole allemande), revue économique et socio-politique autrichienne, parut de 1881 à 1904. L’article de Moritz Wirth « Les excès à l’égard de Hegel et ses persécutions dans l’Allemagne contemporaine» fut publié dans le numéro 5 de 1890 de cette revue. — P. 3.

*  En français dans le texte.

[3] . « Berliner-Volks-tribüne » (Tribune populaire de Berlin), hebdomadaire social-démocrate proche du groupe des «Jeunes », de tendance semi-anarchique ; parut de 1687 à 1082. — P. 3.

[4] . La loi d’exception contre les socialistes fut promulguée en Allemagne le 21 octobre 1878. Cette loi interdisait toutes les organisations du parti social-démocrate, les organisations ouvrières de masse, la presse ouvrière la littérature socialiste était confisquée, les social-démocrates soumis à des répressions. Sous la poussée du mouvement ouvrier, cette loi fut abrogée le 1er octobre 1,890. — P. 4.

[5] . Voir K. Marx, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions Sociales, Paris, 1948.— P. 7.

[6] . Voir K. Marx, Le Capital, Éditions Sociales, Paris, 1976. — P. 7.

[7] . Voir F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions Sociales, Paris, 1966. — P. 7.

[8] . Voir F. Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, Paris, 1956. — P. 7.

[9] . «Züricher Post » (le Courrier de Zurich), quotidien suisse de tendance démocratique, parut de 1879 à 1936. — P. 7.

 

[10] . Code Napoléon. Engels, parlant du Code Napoléon, a en vue non seulement le Code civil adopté sous Napoléon 1er en 1804 et connu sous cette appellation, mais tout le système juridique bourgeois, représenté par Cinq codes (civil, de procédure civile, commercial, criminel, de procédure criminelle) adoptés sous Napoléon Ier  de 1804 à 1810. Ces codes furent en vigueur dans les régions de l’Ouest et du Sud-Ouest de l’Allemagne occupées par la France napoléonienne et dans la Rhénanie même après son rattachement à la Prusse en 1815. — P. 12.

 [11] . Glorieuse révolution », ce nom a été attribué dans l'historiographie bourgeoise anglaise au coup d’État de 1688, qui eut pour résultat le détrônement de la dynastie des Stuarts et l’instauration de la monarchie constitutionnelle (1689) de Guillaume d’Orange, régime fondé sur un compromis entre l’aristocratie terrienne et la
grande bourgeoisie. — P. 13.

[12] . Déisme, doctrine religieuse et philosophie admettant l’existence de
Dieu comme principe premier impersonnel et raisonnable, mais n’intervenant pas dans la vie de la nature et de la société. — P. 13.

* En français dans le texte.

[13] . Voir note 8. — P. 14.

[14] . Voir note 5. — P.14.

[15] . Voir K. Marx, Le Capital, Éditions Sociales, Paris, 1976, Livre premier, t. I, p. 173-223. — P. 14.

[16] . Voir K. Marx, Le Capital, Éditions Sociales, Paris, 1976, Livre
premier, t. I, p. 412-43i7. — P. 14.

[17] . Voir note L — P. 14.

[18] . Du Capital. Voir K. Marx, Le Capital, Livre III. — P. 14.

[19] . L’article de F. Mehring «Du matérialisme historique» fut publié
en 1893 en appendice à son livre Légende de Lessing. — P. 15.

* En français dans le texte.

[20] . Voir note 1.

* En français dans le texte

[21] . Conformément à la théorie développée par Rousseau dans son Contrat social, les hommes primitifs vivaient dans des conditions naturelles et dans l’égalité de tous. L’apparition de la propriété privée et de l’inégalité économique conditionna le passage des hommes de l’état naturel à l’état social et aboutit à la formation du régime basé sur le contrat social. Mais par la suite, l’inégalité politique conduisit à la violation du contrat social et à l’apparition du régime d’illégalité. Un État basé sur le contrat social serait appelé, selon Rousseau, à liquider ce dernier. — P. 17.

[22] . Die Neue Zeit (le Temps Nouveau), revue théorique de la social-démocratie allemande, parut à Stuttgart de 1883 à 1923. Engels publia dans cette revue une série d’articles dans la période de 1885 à 1894. — P. 18.

[23] . Il s’agit de Guillaume Ier. — P. 18.

[24] . F. Engels a en vue l’Introduction à la Guerre des paysans en Allemagne, Éditions Sociales, Paris, 1952. — P. 18.

[25] . La Guerre de Trente Ans (1618-1648), provoquée par l’aggravation des .antagonismes entre les protestants et les catholiques, intéressa l’ensemble de l’Europe. L’Allemagne devint le principal théâtre des opérations, l’objet du pillage et de visées expansionnistes des pays rivaux. — P. 19.

[26] . Il s’agit de Charles le Téméraire. — P. 19.

[27] . Le Saint-Empire romain germanique. État médiéval fondé en 962 et couvrant le territoire de l’Allemagne et une partie de l’Italie. Par la suite en firent partie également certains territoires français, la Bohême, l’Autriche, les Pays-Bas, la Suisse et d’autres pays. L’Empire n’était pas un État centralisé mais une association lâche de principautés féodales et de villes libres, reconnaissant le pouvoir suprême de l’empereur. L’Empire cessa d’exister en 1806 quand les Habsbourgs battus par la France, furent contraints de renoncer au trône du Saint-Empire romain. — P. 19.

[28] . Aujourd’hui Wroclaw. — P. 20.

[29] . Cette lettre fut publiée dans la revue Der Sozialistische Akademiker (n° 20, 1895) par son collaborateur A.H. Starkenburg. Le destinataire n’étant pas mentionné, aussi dans les éditions précédentes indiquait-on, par erreur, Starkenburg comme destinataire — P. 20.

[30] . Piétisme (du lat. pietas — piété), mouvement religieux mystique né dans l’Église luthérienne à la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe ss., insistait sur la piété personnelle plus que sur la stricte orthodoxie doctrinale. — P. 21.

[31] . Engels fait allusion à l’ouvrage en plusieurs volumes de Gustav Gülich Geschichtliche Darstellung des Handels, der Gewerbe und des Ackerbaus der Bedeutendsten Staaten unserer Zeit. (Description historique du commerce, de l’industrie et de l’agriculture des principaux États marchands de notre époque), paru à Iéna de 1830 à 1845. — P. 22.

[32] . Voir note 5. — P .22.

[33] . Voir F. Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, Paris, 1956 ; Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions Sociales, Paris, 1966. — P. 22.



06/07/2012
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