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L'éthique protestante et l'esprit du communautarisme

L’ÉTHIQUE  PRPTESTANTE ET L’ESPRIT DU COMMUNAUTARISME]

[L’influence du protestantisme sur le devenir des communautés rurales au  Burkina Faso]

 

 

 


[Une version de cet article est parue dans « Sciences et techniques. Lettres, sciences sociales et humaines. Vol. 24, n02 – de janvier 2007, pp.105-137]


 

 

1. Introduction 

 

Hegel, fut parmi les premiers penseurs, celui qui a cherché à comprendre dans quelle mesure les valeurs en général et les valeurs religieuses en particulier interviennent en tant que vecteur dans le changement social. 

C’est dire donc qu’il  n'a pas été d'emblée un pur métaphysicien. Ses premières interrogations furent de nature religieuse et politique. La question qu'il se posait alors était celle-ci : quelle devrait être la religion d'un peuple pour qu'il soit libre ?

Son étude des faits sociaux en Amérique du Nord en relation avec l’éthique du Protestantisme (la démocratie et la mentalité économique capitaliste), a été la source d’inspiration de tocqueville et de Weber.

Par leurs travaux postérieurs, ces deux auteurs se sont avérés être les exécutants testamentaires de Hegel .

Tocqueville dans son étude, « De la démocratie en Amérique »[1], parue en 1835,  s’est fixé pour objectif de  voir dans les mœurs des Américains, celles qui a favorisé le caractère démocratique et républicain de leurs institutions politiques.

A sa suite, Weber, dans un opuscule intitulé, « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », publié en 1920, cherchera à établir de quelle façon la doctrine religieuse protestante surtout dans sa version calviniste a favorisé la formation de la mentalité économique capitaliste (Weber. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Éditions Plon. 2ème édition corrigée, Paris 1985, p.21).

Cette étude de l’émergence de la rationalité capitaliste, qui est la partie de son œuvre qui est la plus connue, s’inscrit dans un programme plus vaste  qui  consista à établir de quelle façon les croyances religieuses déterminent la formation de l’« éthos » (l’état général de l’esprit et des mœurs) d’esprit d’une forme économique.

Le sociologue allemand a consacré dans des ouvrages moins connus, parce que tardivement traduits en français, une immense réflexion embrassant aussi bien l’hindouisme, le confucianisme, le bouddhisme que le Judaïsme antique et à leur impact sur la construction de types d'organisations sociales spécifiques dans les aires culturelles où ces religions sont prédominantes(Weber. Confucianisme et taoïsme. Gallimard. Collection Bibliothèque des Sciences humaines, Paris. 2000).

Par leurs travaux, Tocqueville et Weber ont jeté les fondements de la sociologie religieuse dont le but est d’établir dans l’exploration des différents systèmes de croyances et de pensées, l’entrecroisement des idées et des institutions, le lien entre les valeurs religieuses et les attitudes sociales et économiques.

Ce n’est donc pas l’effet d’un hasard si la présente étude s’inspire de la démarche méthodologique initiée par ces deux éminents sociologues et si son énoncé paraphrase celui de l’opuscule de Weber.

Ces deux auteurs ont cherché dans leurs études à déterminer dans quelle mesure l’éthique protestante a contribué qualitativement à la formation de libéralisme (politique et économique) et à son expansion à travers le monde.

Nous ambitionnons dans notre étude  de montrer comment cette même éthique est un dissolvant actif de nos sociétés communautaires, faisant le lit du développement libre du capitalisme dans notre pays.

De même que ces deux auteurs n’ont jamais  considéré l'éthique protestante comme une condition nécessaire et suffisante de l'essor du capitalisme, mais seulement comme constituant un facteur explicatif parmi d’autres, nous sommes loin de penser que le Protestantisme dans notre pays est la cause essentielle du processus de décommunautarisation de nos valeurs et de nos structures d’organisation ancestrales. Tout au plus l’éthique que répand cette religion au sein de nos sociétés, les attitudes mentales qu’elle suscite, ne font qu’accompagner en accélérant ce processus.

L’idée de la présente étude est née à partir d’un certain nombre de constatations et de réflexions.

 

1°. Des Constats :

  •  Ces derniers temps, on assiste  à un engouement pour les « sectes » protestantes. Leurs adeptes, outre la masse de nos populations rurales qui aspire elle aussi à la « modernité », affluent de partout, aussi bien du sérail catholique que du sérail musulman;
  • Un comportement paradoxal (principes ascétiques d’une part et recherche du bien être matérielle de l’autre) est ce qui caractérise les « sectateurs » protestants. C’est ainsi qu’on les voit rechercher d’une ardeur presque égale la grâce de Dieu et les richesses matérielles, le ciel dans l’autre monde et le bien-être et la liberté dans celui-ci;
  • Les Pasteurs protestants n’hésitent pas à s’impliquer dans la vie politique comme économique de notre pays :

- à la différence de la hiérarchie catholique, les Pasteurs ne sont pas indifférents à la chose politique. Doctrine religieuse et théorie politique semblent unies chez eux. Il n’y a pas de séparation entre le temporel et le spirituel. C’est ainsi que des Pasteurs assument dans notre pays des responsabilités politiques au plus haut niveau, au risque de compromettre leur crédibilité ;

- la Communauté internationale des hommes d’affaires protestants est représentée ici au Burkina, par la création des Chapitres à Ouagadougou et à Koudougou et a pour mission de favoriser l’émergence d’opérateurs économiques d’un nouveau type.

  • On assiste à un relâchement des liens  familiaux générés à chaque fois qu’un membre d’une famille se convertit au Protestantisme. Cette adhésion est source de tension et de conflits au sein de nombreuses familles. Le prosélyte a tendance à sacrifier à son opinion religieuse, sa famille et ses amis. En lieu et place de la solidarité familiale, il semble s’instituer entre les membres d’une même église une sorte de société d’assurance mutuelle que l’on constate  lors des décès, des mariages et autres épreuves de la vie.

C’est une conviction largement partagée que l’appartenance à une église protestante assure à l’intéressé divers avantages : secours fraternels aux membres pour parer à des difficultés économiques, prêts d’argent sans intérêts ou à des taux très bas.

  • Ceux qui se convertissent au Protestantisme s’empressent d’adopter de nouveaux comportements qui s’inscrivent frontalement contre certaines pratiques traditionnelles (participation aux rites funéraires et fêtes coutumières, etc..). Armés de leur nouvelle foi, ils n’hésitent pas à transgresser les interdits de la société traditionnelle au sein de laquelle ils avaient évolué jusque-là. Les vieilles opinions et pratiques, qui depuis des siècles prédominaient dans nos sociétés traditionnelles, sont impunément foulés à l’autel de la nouvelle croyance.
  • Les cultes protestants, sont le lieu d’une communion émotionnelle, que la puissance de persuasion, de suggestion de certains prédicateurs, dans une atmosphère d’exhalation contagieuse, transforme en une séance de cure thérapeutique bienfaisante.  Dans l’assistance, certains fidèles rentrent subitement en transe, poussent des cris hystériques et  se roulent à terre. On se croirait à une séance de vaudou. Mais pour les contempteurs des sectes protestantes, ce sont des gens à problèmes qui sont attirés dans leurs temples pour y subir  une cure thérapeutique bienfaisante.

 

2°- Des réflexions 

Aujourd’hui il devient de plus en plus manifeste, qu’entraînées dans le sillage du développement capitaliste, nos sociétés connaissent un processus d’individualisation, donc de décommunautarisation de plus en plus poussé. La mondialisation de l’économie sous la domination du système capitaliste rend  irréversible, ce processus de décommunautarisation.

A défaut de pouvoir changer le cours de l’évolution, ne vaudrait-il pas mieux l’accompagner de façon consciente et active ?

Et dans ce cas, puisque l’éthique qui a grandement contribué à insuffler l’esprit capitaliste est celle du Protestantisme, ne serait-il pas souhaitable de voir cette religion étendre son emprise sur nos populations qui n’arrivent pas à se défaire de comportements anti-économiques sources de bien de nos malheurs ?

C’est un fait que dans les pays ou le capitalisme s’est développé, le Protestantisme y a joué un rôle important dans l’adoption d’une mentalité économique appropriée. Ce fut le cas en Angleterre, sa patrie de naissance. Il en a été de même en Amérique du Nord, sa patrie d’élection à sa maturité et en son plein épanouissement.

C’est dire donc que dans la présente étude nous nous attacherons à examiner comment l’éthique protestante opère-t-elle au sein de nos sociétés, dans quelle mesure et dans quelle proportion participe-t-elle à la décomposition de nos sociétés communautaires par l’induction d’une mentalité économique nouvelle, à même de permettre l’émergence d’acteurs rationnels du développement du capitalisme.

Dans les propos qui vont suivre, il ne faudrait  pas que l’on cherche à  déceler des jugements de valeur sur telle ou telle religion ou sur une quelconque  préférence pour  l’évolution de la société dans telle ou telle direction.

Que l’évolution sociale actuelle, dont la marche nous semble irrésistible, soit avantageuse ou funeste à nos sociétés, ne sera donc pas l’objet de notre propos.

Nous cherchons seulement  à appréhender, parmi les multiples facteurs, lequel favorise le plus efficacement cette évolution.

 

3° De la méthodologie

Dans son étude sur la corrélation entre l’éthique du Protestantisme et l’esprit du capitalisme,  Weber déclare ne s’occuper que « d’un seul aspect de l’enchaînement  causal »( L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Éditions Plon. 2ème édition corrigée. Paris. 1985,p.21).

Il mettait cependant en garde contre toute tentation ou toute  tentative visant à lui attribuer l’idée de sous-estimation de l’influence de facteurs économiques sur le développement des idées religieuses (Ibid., p. 211 en note). Tout comme Marx et Engels, il s’élevait contre toute interprétation unicausale des phénomènes relevant du matérialisme mécaniste, dogmatique.

Dans son opuscule, Weber montre que le développement du capitalisme moderne ne peut être expliqué par le jeu «naturel» de lois économiques «pures» (selon la doctrine du libéralisme économique), ni par l'économique déterminant en dernière instance (selon le matérialisme économique),

Son intention n’était pas de substituer à une interprétation matérialiste une interprétation spiritualiste de la marche de l’histoire, mais de préciser :

« la part qui revient aux facteurs religieux parmi la complexité des innombrables facteurs historiques » (bases matérielles, formes d’organisation sociale et politique, les idées spirituelles dominantes de l’époque) pouvant contribuer au développement de la civilisation moderne » (Ibid., p.102).

Il n’a jamais soutenu que la religion soit toujours et partout l'élément principal expliquant le degré de développement économique.

Quant aux  auteurs du matérialisme historique ils étaient conscients que les idées tout en étant le reflet d’une situation économique donnée, deviennent des forces historiques efficaces et que la situation économique (l’infrastructure) ne pouvait tout expliquer.

Ils ont seulement insisté sur le fait que  toutes les représentations juridiques, politiques, philosophiques, religieuses, etc. des hommes dérivent en dernière instance de leurs conditions de vie économique, de leur manière de produire et d’échanger les produits.  

Les conditions économiques sont  déterminantes en dernière instance, cela ne signifie rien d’autre, qu’elles exercent leur action sur les conduites humaines par l’intermédiaire soit du politique, soit de la philosophie, de la religion, de l’art, etc., et le plus souvent elles  agissent par le moyen de tous ces facteurs réunis, leur action réciproque dépendant des circonstances historiques (des rapports sociaux déterminés).

C'est ce que soutient d’ailleurs Tocqueville(Tocqueville. De la démocratie en Amérique. Tome I &II GF; Flammarion. 1981, p. 107), aristocrate bourgeois, que l’on ne peut soupçonner de sympathie avec les idées de Marx, lorsqu’il écrit :

 

«  L’état social est ordinairement le produit d’un fait, quelquefois des lois, le plus souvent de ces deux causes réunies ; mais une fois qu’il existe, on peut le considérer lui-même comme la cause première de la plupart des lois, des coutumes et des idées qui règlent la conduite des nations ; ce qu’il ne produit pas, il le modifie. »

 

 Weber n’a d’ailleurs pas répugné à avoir recours à l’interprétation matérialiste de l’histoire (schéma qui détermine la société par les conditions économiques) lorsqu’il a entrepris d’étudier l'antique organisation économique et sociale des pays méditerranéens — Mésopotamie, Égypte, Grèce, Israël, Rome —

C’est seulement dans la phase tardive de l’évolution sociale que selon Marx,  l’économique se manifeste, sans fard, sous son vrai visage en tant que facteur véritablement déterminant.

Nous ne céderons pas non plus à la tentation de vouloir substituer la causalité religieuse à la causalité économique et inversement. Car nous pensons, tout comme Weber, que  toutes deux sont du « domaine du possible » (Weber. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Éditions Plon. 2ème édition corrigée. Paris. 1985, p.226).

C’est la méconnaissance de l’enchaînement dialectique des phénomènes qui amène le plus souvent à ne voir ici que la cause, là, que l’effet.

Des faits historiques sont à même d’illustrer  le «  tout est du domaine du possible » de Weber et le « tout dépend des circonstances historiques, des rapports sociaux déterminés » de Marx.

C’est ainsi que la période s’étalant du XIIIe au XVIe siècle a été dominée par le facteur religieux auquel tous les autres facteurs semblaient subordonnés et que celle de la fin du XVIIIe au début du XIXe  a subi l’influence du facteur politique.

Ainsi aussi  s’explique (c’est-à-dire dans des rapports sociaux déterminés) la différence entre la Révolution anglaise et la Révolution française bien qu’elles aient été marquées toutes deux par les conditions économiques et sociales identiques.  Dans la première, l’orientation a pris une coloration religieuse et dans la seconde, une coloration philosophique et politique.

Aussi, que l’on ne soit donc pas surpris, de voir que, à travers les différents articles que nous avons consacrés au sujet, nous avons eu tantôt recours à la causalité économique et tantôt à la causalité religieuse. Tout dépend des circonstances historiques.

Dans la démarche qui nous a guidé, nous avons cherché à établir la valeur heuristique des deux méthodes. Ailleurs, en Occident, le Protestantisme aida à l’enfantement du capitalisme. Ici, en Afrique, et plus particulièrement au Burkina Faso, le capitalisme  appelle à l’aide le Protestantisme pour créer un « éthos » économique propice à son plein épanouissement.

 

 

1. L'éthique protestante et l’essor du libéralisme écononomique et politique 

 1.1. La doctrine protestante préfiguration de la philosophie rationaliste 

 

 

Le système libéral est devenu de nos jours, après la mésaventure du système communiste, l’unique système qui s’impose à tous les peuples. Les pays sous-développés s’y engagent à leur corps défendant sous la trique du FMI et de la Banque mondiale. Tous les pays se voient globalisés dans un système économique unique.

Une telle vision historique de l’évolution de l’humanité doit amener à considérer que si la société moderne est un mal, elle est alors un mal nécessaire. On ne peut retourner à la situation idyllique des premières sociétés. Le problème qui se pose est donc : comment s’adapter aux conditions du développement capitaliste pour que le malheur de l’homme soit un moindre malheur ?

Le libéralisme en tant que doctrine politique et économique est pratiquement indépassable pour plusieurs générations encore à venir.

Les peuples des économies dominantes sont les mieux placés aujourd’hui  à nous définir la physionomie que revêtira la société du futur, dans un monde soumis à l’uniformisation d’un nouveau totalitarisme aussi bien politique qu’économique, à la recherche de nouveaux repères.

Lorsqu’on connaît les lois de l’évolution sociale, il faut savoir se donner les moyens  d’éviter la collision avec elle, et ainsi éviter un gaspillage de force. Ne pouvant pas arrêter, quand bien nous le voudrons,  l’expansion du capitalisme, il faut savoir se mettre en mesure de réguler son cours, de régler les transformations qu’il imprime à nos sociétés de telle manière qu’on en puisse tirer profit de tous les avantages en minimisant les inconvénients. Il faut y participer sous les auspices les plus favorables

Il nous faut transformer cette énergie destructrice dont elle est porteuse, en une force génératrice de développement.

Le souhaité est fonction du nécessaire. A défaut donc de réaliser l’idéal de rêve, il faut savoir choisir entre deux maux le moindre et en préférant entre deux biens,  le meilleur.

La libération, écrivait Marx,  est un fait historique et non un fait intellectuel, et elle est provoquée par des conditions historiques, par l’état de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, de l’environnement international, etc.

Dans cette absence de perspective alternative pour nos pays, il faut bien prendre le parti d’œuvrer à bien maîtriser le fonctionnement de ce système et en tirer des avantages pour le développement.  Et comment y parvenir si nous ignorons les conditions qui ont prévalu à sa naissance en Europe et favorisé son développement?

On a attribué à la naissance et au développement du capitalisme, l’essor de la grande industrie en Europe. Il n’y a pas jusqu’aux adversaires les plus résolus du régime bourgeois (Marx en premier), un penseur qui ne lui rende pleine justice quant à son rôle révolutionnaire. La bourgeoisie a révolutionné les moyens de production et d’échange. C’est elle qui, pour la première fois, selon Marx, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine. Elle a permis la domestication de forces de la nature à un niveau jamais égalé, par l’invention des machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, le développement des moyens de communication (la navigation, les chemins de fer, les télégraphes électriques, l’imprimerie, etc. auxquels on pourrait ajouter aujourd’hui les Nouvelles technologies d’e l’information et de la communication).

Comment les hommes en Occident sont-ils arrivés au cours de leur histoire, à adopter des types de conduites rationnelles qui les ont donné des dispositions à l'accumulation  de biens matériels, l’adoption d’une comptabilité rationnelle, la formalisation des normes juridiques et d’administration, la légitimation de contraintes politiques et l'émergence de disciplines scientifiques ?

Pourquoi, est-ce là et nulle part ailleurs que l’esprit du capitalisme a trouvé sa patrie de naissance ? 

Pourquoi l’Afrique ou l’Asie ne pouvait-elle être le berceau du capitalisme ?

C’est, parce ce qu’en ces lieux, nous dit Hegel, l’esprit reste prisonnier à des degrés divers de la nature.

Mais en quoi consiste cette particularité de leur caractère qui fit obstacle à la liberté de l’esprit ?

Hegel, dont les conceptions ont été reprises par maints auteurs qui ont écrit après lui (Weber notamment), pensait que l’histoire universelle n’est que le progrès dans la conscience de la liberté.

L’Afrique [celle située au Sud du désert du Sahara, sans lien historique avec l’Égypte antique], selon lui, n’est pas « une partie du monde historique ». Elle ne « montre ni mouvement, ni développement » (Hegel. Leçons sur la philosophie de l’histoire. Trad. J. Gibelin, 3è édition. Librairie Philosophique J. Vrin, Paris. 1987, pp. 79-80). Ici l’esprit et la nature demeurent confondus.

L’Africain, dans « son unité concentrée et indifférenciée », n’est pas parvenu à marquer la différence entre lui-même comme individu, et son universalité essentielle. Doté d’une mentalité magico-religieuse, mystique (« prélogique » en d’autres termes) Il est loin d’être cet homme rationnel,

 « d’où il s’ensuit que la connaissance d’un être absolu qui serait par rapport au moi quelque chose d’autre, de supérieur, manque ici totalement. Comme il a déjà été dit, le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance; » (Ibid., pp.75-76)

Le Nègre n’étant pas doué de raison n’est  donc pas un être libre.

Cette condition du Nègre n’est susceptible d’aucune évolution et d’aucune culture et, devait-il ajouter, « tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils furent toujours »

Le Nègre n’a « nulle vocation à l’empire du monde ; nulle préoccupation de conquérir le cosmos extérieur » ; il ne s’est jamais soucié d’accumuler des biens matériels.

L’homme « pré-catégorial » qu’est le Négro-africain, est dans la posture de l’homme accroupi vis-à-vis de la nature. Sa  soumission au milieu l’emporte, en fait, sur sa prédisposition à la conquête du milieu.

Chez les anciens Égyptiens par contre la signification du spirituel a été, selon Hegel (Ibid., pp. 153-167) le problème fondamental à résoudre.

L’image du sphinx, est ce qui symbolise parfaitement l’esprit égyptien : la tête humaine représente l’esprit commençant à s’élever hors de l’élément naturel, à s’arracher de lui, sans toutefois se libérer entièrement de ses entraves. Les abstractions se retournent, chez eux, en représentations concrètes.

Ici, idées et nature ne se séparent pas. De même « les arts et les techniques de la vie humaine ne se forment et ne se déterminent pas en cycle rationnel de fins et moyens. »

L’esprit des égyptiens a entretenu cette contradiction, sans la résoudre. Les contraires y sont restés comme « morts » et « pétrifiés ».

Hegel écrivait précisément :

 

« Ce qui caractérise l’esprit égyptien réside en ceci que « l’esprit plongé dans la nature et le désir de sa libération, sont ici forcés de s’unir, malgré leur opposition. Nous voyons la contradiction de la nature et de l’esprit et non l’unité immédiate, ni même l’unité concrète où la nature n’est posée que comme terrain pour la manifestation de l’esprit ; s’opposant à la première et à la deuxième de ces unités, l’unité égyptienne occupe une place intermédiaire. Chaque aspect de cette unité est dans une indépendance abstraite et leur unité proposée seulement comme problème ». (Ibid., p. 165) 

 

 Quant au monde asiatique (les Orientaux) un seul y est libre. Cet unique n’est donc qu’un despote et non un homme libre.

L’esprit s’élève bien en Orient, mais les conditions sont telles que l’individualité n’est pas une personne, mais s’évanouit dans l’objet.

La forme première de la libre, spirituelle conscience de soi,  on le trouve chez les Grecs et les Romains.

C’est seulement dans ces nations, et particulièrement en Grèce, que nous trouvons pour la première fois cette notion de liberté : « L’esprit de l’Univers a trouvé ici sa patrie »

Mais là, commence le monde de la liberté dont le fondement est que l’esprit se pense, que l’individu se sache universel.  

Mais là aussi seuls quelques-uns jouissent de la liberté.

En Grèce, l’esprit ne s’était pas encore retiré dans l’abstraction ; il était entaché encore de l’élément naturel, de la particularité des individus. La personnalité générale, abstraite n’existait pas encore.

C’est à Athènes que nous trouverons cette libre généralité, cette liberté abstraite qui crée en face de cette généralité, la personnalité, « la liberté du moi en soi qu’il est nécessaire de bien distinguer de l’individualité. »

C’est pourquoi ils ont eu des esclaves desquels dépendaient leur vie et aussi l’existence de leur belle liberté.

Avec les Germains cette émancipation de l’esprit atteindra son terme, avec le christianisme : l’esprit rentrant en lui-même, se plongeant en lui-même, se posant comme libre, étant libre pour soi. C’est seulement chez eux que tous les hommes en soi (c'est-à-dire, l’homme en tant qu’homme), sont libres.

 

« Seules les nations germaniques sont d’abord arrivées dans le Christianisme, à la conscience que l’homme en tant qu’homme est libre, que la liberté spirituelle constitue vraiment sa nature propre ; cette conscience est apparue d’abord dans la religion, dans la plus intime région de l’esprit ; mais faire pénétrer ce principe dans le monde, était une tâche nouvelle dont la solution et l’exécution un long et pénible effort d’éducation. » (Ibid.  p. 28).

 

Le contenu essentiel de la Réforme (protestante) a consisté en ceci : l’homme se détermine par lui-même à être libre.

Avec l’essor de la raison, l’être humain s’érige en maître de l’univers et de son devenir. L’homme se tient debout, arrogant vis-à-vis de la nature.

Si l’on suit Hegel dans son développement, la rationalisation est passée par des phases successives: de la manipulation magique des forces naturelles à la symbolisation de plus en plus riche des rapports entre les hommes et le surnaturel et jusqu'à la religion éthique, liée au développement de l'idée de péché et de culpabilisation dans le monothéisme chrétien.

La conception protestante du monde a constitué, selon Weber, une étape clé du chemin parcouru par l'humanité dans le domaine religieux

Ainsi avec la Réforme, l’industrie, les métiers acquièrent une valeur morale et les obstacles que l’église leur opposait furent levés.  Mais, elle n’entraîna cependant pas des transformations politiques, car le monde n’était pas alors encore mûr.

Weber n'innove donc en rien, lorsque dans son étude  « Confucianisme et taoïsme », s'interrogeant sur les raisons qui ont entravé le développement du capitalisme en Chine et en Inde, il les voit dans le fait que  le système de valeurs  dans ces deux zones y est profondément différent de ce qui prévaut en Occident.

Cette explication est reprise dans son étude sur « Hindouisme et Bouddhisme ». Pourquoi l'ensemble de l'Asie traditionnelle, malgré sa puissance productrice et commerciale, n'a–t-elle pas produit le capitalisme, que l'Occident seul a engendré?

A ses yeux la principale réponse, réside dans la conception du salut qui prédomine en Asie et qui dispose l’individu à une attitude de retrait par rapport au monde et à l'action.

La Sagesse bouddhiste ou confucéenne (avec ses hétérodoxies telles que le taoïsme) prédominante dans ces pays d’Asie, recherche la réduction des souffrances de l’homme et l'harmonie avec la nature, et non l'accumulation des richesses.

Le moine bouddhiste vise la transformation interne plutôt que la transformation de son environnement. Dans le Bouddhisme, la contemplation se voit  valorisée au détriment de l’action ou de la consommation.

Dans l’étude de l’éthique des Sagesses orientales, deux caractéristiques retiendront l’attention de Weber.

Il note que le Confucianisme est non seulement un rationalisme inachevé et qui plus est, un rationalisme confiné aux classes supérieures (cet « unique » qui est libre), les hommes du commun restant dominés par les croyances magiques héritées du Bouddhisme et du Taoïsme. Dès lors, le Confucianisme n'a jamais été en mesure de créer ce qu'il considère comme la condition essentielle de l'épanouissement du capitalisme, c'est-à-dire une mentalité économique capitaliste (« la libre conscience de soi » de Hegel).

En outre, parmi les éléments susceptibles d'avoir entravé le développement du capitalisme en Chine, beaucoup existaient en Occident. Si l'Europe a inventé le capitalisme et pas la Chine, il faut donc l'expliquer par un obstacle présent en Chine et que l’on ne rencontre pas en Europe ;

Cet obstacle, selon Weber, réside dans « la prise de position pratique à l'égard du monde » qu’enseigne le Confucianisme.

Prenant le contre-pied de ces affirmations, l'économiste japonais Morishima dans son ouvrage « Capitalisme et confucianisme» (1987)  a montré comment au contraire le Confucianisme nippon favorisait le dynamisme de l'entreprise japonaise moderne (avec ses « samouraïs » de l’entreprise).

Parmi les valeurs qui découlent du Confucianisme et qui ont été  mises en exergue par l’économiste japonais Morishima, et que l’on peut relever dans l’éthique protestante, on retient:

- le dévouement et l’ardeur au travail : l’attachement quasi sentimental de l’employé japonais à son entreprise l’amène sans peine à consentir gratuitement des heures supplémentaires ;

- le consensus voire le conformisme social ;

- le sacrifice, la dévotion qui amène  à privilégier les intérêts collectifs sur l’intérêt individuel : les sacrifices qu’il consent (travail supplémentaire, acceptation de bas salaire si la situation de l’entreprise l’exige) sont vécus comme des sacrifices pour soi.

 

 La méprise de Hegel et par suite de Weber, s’explique en ce  qu’ils n’ont pris en considération qu’un certain type de Bouddhisme (celui des Fakirs Hindou par exemple),  qui vise à l’absence de tout désir et attachement.

Or la voie bouddhiste, telle que pratiquée au Japon, est une voie à mi-chemin entre une vie d'acceptation du monde et une vie de total renoncement

D’autres formes de Bouddhisme (la voie « Zen » notamment), visent seulement l’élimination des désirs insatisfaisables ou satisfaisables à un coût trop élevé.

Le désir se concevant comme « une projection de soi sur le monde », ne pas le maîtriser conduit à l’insatisfaction permanente et sans cesse renouvelée.

Parmi les traits du Bouddhisme à même de susciter une mentalité économique favorable au développement du capitalisme, Morishima retient :

 

 

1°- la relation à la consommation

 

 Le Bouddhisme recommande la modération dans la consommation et un certain contrôle de la satisfaction de ses propres désirs immédiats. En ce sens il se rapproche du puritanisme. Le non bouddhiste, vit dans la crainte perpétuelle de perdre ce qu’il a et brûle  de désir  d’avoir ce qu’il n’a pas.  Il confond le bonheur au plaisir qui est source de douleur.

Or, pour diminuer l’insatisfaction causée par le désir  il y a deux façons: le satisfaire ou le supprimer.

L’attitude de l’homme bouddhiste se situe dans le juste milieu entre l’hédonisme et l’ascèse des Fakirs hindou, en supprimant les désirs que les circonstances ne lui permettent pas de satisfaire et en satisfaisant le reste.

En ce sens elle conduit au même résultat économique que l’ascétisme puritain : la constitution de l’épargne source d’investissement qui est source de profit.

 

2°- Le mode consensuel de prise de décision

Une pratique qui prévaut au sein des monastères bouddhiques, veut que les décisions soient prises par consensus. Une chose n’est faite que si elle a l’adhésion de tous. A défaut, la règle est d’élargir le cercle des décideurs en adjoignant d’autres personnes, jusqu’à obtenir le consensus L’élargissement du cercle, au lieu de diminuer les chances d’unanimité, la favorise au contraire avec l’apport des nouveaux venus.

Mais ce principe de prises de décision suppose que la communauté  soit fondée sur des valeurs communes et que ses membres poursuivent une même finalité en s’accordant sur les moyens pour l’atteindre. Dans ces conditions il ne peut résulter au sein d’une telle communauté que des différences d’appréciations  qui peuvent être aplanies par des saines discussions.

C’est l’application du principe qui veut que la fin soit dans les moyens, le but dans le chemin.

On obtient ainsi un type de communauté d’esprit qui permet l’action collective spontanée la plus efficace.

On imagine l’efficacité de l’application d’un tel principe au sein de l’entreprise.  Le mode de décision impliquant la responsabilité individuelle, permet l’intériorisation du problème et la compréhension des solutions en disposant l’employé au travail sans contrainte extérieure.

 

Qu’est-ce qui existe donc en Occident et que l’on ne trouve pas dans les autres parties du monde, qui a pu favoriser l’émergence de la mentalité économique capitaliste  et par conséquent le développement du capitalisme ?

Ce qui fait la spécificité de l’Occident c’est, selon Weber, l'organisation rationnelle capitaliste du travail (formellement) libre, dont on ne rencontre ailleurs que de vagues ébauches. 

Le concept de «bourgeois» et celui de «bourgeoisie» ont été ignorés ailleurs qu’en Occident. Il en est de même de celui du «prolétariat», en tant que classe qui ne pouvait exister en l’absence de toute entreprise organisant le travail « libre ».

La rationalisation de la société occidentale, s’appréhende à travers la montée de la science, l'apparition de la bureaucratie, le développement de l'individualisme, l'impersonnalisation des rapports sociaux et l'affaiblissement des liens particularistes et collectifs des structures communautaires, enfin la légitimation du pouvoir selon des règles normatives.

En définitive, ce processus de rationalisation progressive des conceptions religieuses, par l’élimination des représentations magiques et des facteurs émotionnels de l'univers religieux aboutit à ce que Weber a nommé le «désenchantement du monde ».

Le désenchantement du monde enlève aux phénomènes, aux évènements leur part de mystère, circonscrit la place du mythe et de la magie à leur juste dimension.

Dans le monde «enchanté» dominé par la magie et les rites, l'homme vivait harmonieusement, comparable  à l’enfant, dans  l’état d’innocence au stade de la pensée magique ou aux animaux

Cet état paradisiaque, c’est la condition des animaux.

 

 « Le paradis est un parc où les animaux seuls peuvent demeurer, non les hommes. Car l’animal est un avec Dieu, mais seulement en soi. L’homme seul est esprit, c'est-à-dire, pour lui-même. Cette existence pour soi, cette conscience représente aussi toutefois la division d’avec l’esprit divin universel. » (Ibid.,  pp. 1987, 249).

 

 La rupture historique décisive intervient cependant avec le prophétisme juif qui ouvre la voie au processus de rationalisation des activités religieuses en posant la question de la culpabilité de l'homme.

Le péché originel biblique, la chute de l’homme c’est la connaissance supprimant l’unité naturelle, l’unité de  soi au monde, de soi à soi et de soi à Dieu.

Adam ayant mangé la pomme (ayant donc pêché) se rend compte pour la première fois de sa nudité.

Telle est la signification de ces paroles de Dieu, quand il eut vu qu’Adam avait mangé des fruits de l’arbre :

« Voici qu’Adam est devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. »

La connaissance, l’acte qui a mis l’homme à l’état de conscience, est celui-là qui lui a permis la découverte du péché, consacrant la fin de l’innocence mythique.

L’expulsion du Paradis  et la notion de soi sont identiques. La notion de péché, écrit Gusdorf (Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie. Flammarion, coll. Nouvelle Bibliothèque Scientifique, Paris. 1963, p. 123), va de pair avec la notion de soi-même.

Depuis cette transgression l’homme est plongé dans l’insécurité et l’angoisse.

Désormais toute l’existence de l’homme, c’est, à travers la souffrance et la peine, de chercher le salut, le remède à sa transgression.

Dans cette quête, l’homme rationnel rentre en pleine possession de ses facultés et n’est plus à la merci des superstitions, car il peut comprendre, expliquer, maîtriser et prévoir.

Mais cette évolution ne se fait pas de façon linéaire, sans accroc, sans retour en arrière.

C’est donc en  Occident que « l’esprit de l’Univers  a trouvé  sa patrie ». L’esprit de l’univers a été exprimé dans le Protestantisme considéré par Weber comme  une simple « étape antérieure » d’une philosophie purement rationaliste (Weber. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Éditions Plon. 2ème édition corrigée. Paris. 1985, P.79).

 Le Protestantisme y donna naissance au capitalisme. Le capitalisme autonomisa la sphère économique comme la genèse des États avait permis l'autonomisation des sphères politique et juridique.

 Dans son ouvrage « L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme », Weber remarque que le capitalisme s'est d'abord développé dans des pays protestants.

Que ce soit en Allemagne, en France comme en Angleterre, les grands pionniers de l’entreprise capitaliste furent en majorité des protestants. Les Protestants y ont détenu la plus grande part du capital et y étaient plus nombreux aux postes de direction. La main d’œuvre qualifiée se recrutait essentiellement parmi ses adeptes.

Constatant ce fait, Weber est amené à établir une affinité spirituelle entre le protestantisme (en particulier dans sa version calviniste) et le capitalisme.

L'affinité entre l’éthique protestante et l'attitude économique permet de comprendre comment une mentalité peut orienter, sans en être toutefois la cause exclusive, une activité sociale.

Ce sont les protestants qui, émigrant en Amérique, ont fait de ce pays la terre même de l’expansion prodigieuse du capitalisme et de la démocratie tant vantée.

Aussi, les puritains en débarquant dans le nouveau monde, n’ont-ils pas amené dans leurs bagages que leur savoir-faire technique. Ils avaient emporté avec eux d’Angleterre, des moyens de production mais et surtout, l'organisation rationnelle capitaliste du travail reposant sur les rapports de production anglais, donc capitalistes. La possession d’argent, de machines et d’autres moyens de production ne font point d’un homme un capitaliste. Il faut pour ce faire un certain complément, le salarié c’est-à-dire un autre homme forcé de vendre « volontairement » sa force de travail.

 Le capital, disait Marx (Marx. Le Capital. L.I, T. II.  Éditions sociales, Paris.1973, p.207), au lieu d’être une chose, est « un rapport social entre personnes, lequel rapport s’établit par l’intermédiaire des choses».

En somme, les émigrants en débarquant en Amérique, y ont aussi transposé, les rapports de production bourgeois.

Hegel, le premier, cherchant à percer le mystère de l’essor du libéralisme américain, n’a trouvé d’autres explications que celui de l’origine européenne de ce qui se passe en Amérique. La population active vient d’Europe.

 

« Cette émigration en effet, offre beaucoup d’avantages car les émigrants ont éliminé bien de choses qui pouvaient les gêner dans leur patrie, apportant le trésor de l’amour propre européen et des talents. » (Hegel. Op.cit., p.69)

 

Aux Amériques mêmes, Weber fait observer que les régions économiquement les plus développées, étaient celles où dominait le Protestantisme.

Ce constat avait déjà été fait par Hegel (Ibid.). Si l’on comparait, disait-il, les deux parties de l’Amérique (l’Amérique du sud et l’Amérique du Nord), il en ressort un étonnant contraste : l’Amérique du Nord  se caractérise par une prospérité « grâce au développement de l’industrie et de la population, à l’ordre dans la cité, et à une solide liberté ».

Les différences entre les deux parties de l’Amérique nous font voir « deux directions opposées, au point de vue politique et au point de vue religieux. »(Ibid.).

A quoi tient un tel contraste?

Pour Hegel en Amérique du Sud qui fut conquise par les Espagnols, on constate la suprématie de l’église catholique. Alors que l’Amérique du Nord, colonisée par les Anglais, connaît la domination protestante.

C’est à partir de ces constatations que Hegel (op.cit., P.71) s’est permis de prophétiser sur l’avenir de l’Amérique du Nord :

 

 « L’Amérique, devait-il écrire,  est donc le pays de l’avenir où se révélera plus tard, dans l’antagonisme de l’Amérique du Nord, peut-on supposer, avec l’Amérique du Sud, l’élément important de l’histoire universelle».

 

Toutefois, ce ne sera pas dans l’antagonisme avec l’Amérique du Sud, que l’Amérique du Nord  révélera son grand destin mais dans l’antagonisme avec la Russie, comme le prophétisera à sa suite De Tocqueville.

Ce dernier affirmait en effet (et c’était en 1835) que malgré que ces deux nations (les Anglo-américains et les Russes), aient leur point de départ différent, leurs voies diverses, chacune d’elle était appelée « par un dessin secret de la Providence  à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde. » (Tocqueville, op.cit., I, PP. 540-541) 

 

Cette corrélation, selon  Weber, repose sur le fait que l'esprit et les valeurs du Protestantisme (l’éthique protestante) sont en accord avec l'esprit du capitalisme.

Hegel avait souligné ce fait en ces termes :

 

« Le contenu de la religion chrétienne, en tant que le plus haut stade de développement de la religion en général coïncide parfaitement avec le contenu de la vraie philosophie. »

 

Avant la Réforme, le Christianisme avait été dans l'incapacité de concilier Dieu et le monde.

La Réforme[2] fut une véritable révolution dans l’attitude de l’homme occidental vis-à-vis de la nature : la contradiction entre l’esprit et la nature a été résolue. Et l’esprit ainsi libéré (le Moi) se retirant radicalement de la nature (conçue comme son opposée, le non-Moi)  n’eût plus comme projet que de la dominer au terme d'un effort prolongé à l'infini.

 1.2. L’esprit du protestantisme et l’esprit de la liberté économique

 L’éthique protestante a donc favorisé le développement de l’esprit du capitalisme et de là, le capitalisme lui-même. En effet, la diffusion du Protestantisme permit la naissance d’une classe bourgeoise d’entrepreneurs, qui a transformé l’économie en cherchant à s’enrichir. Dans ce but, elle mit en œuvre la recherche systématique du progrès technique, afin d’être plus compétitif.

La démonstration de Weber de cette transformation repose sur la construction de deux  « idéal-types » : l'« idéal-type » du capitaliste moderne, l' «idéal-type » du protestant, calviniste.

Il établit une analogie entre le système de valeurs de ces deux idéaux types, en procédant de la manière suivante : il prend un texte de Benjamin Franklin, « souviens-toi que le temps c'est de l'argent etc. » et il fait de ce texte justement un texte représentatif de l'esprit capitaliste moderne poussé jusqu'à sa déraison.

L’avarice semble ce qui caractérise cet « idéal-type » de capitaliste.

 Les idées forces qui ressortent de ce texte peuvent se résumer ainsi :

- « Souviens-toi que le temps, c’est de l’argent » ;

- « Souviens-toi que le crédit, c’est de l’argent »

- « Souviens-toi que l’argent est, par nature, générateur de prolifique »

 

- « Souviens-toi du dicton : le bon payeur est le maître de la bourse d’autrui ».

 

 Le capitalisme se caractérise par la recherche du profit maximum obtenu par l’utilisation rationnelle des moyens de production. Le travail et l’épargne en sont deux valeurs essentielles.

L’accumulation et le réinvestissement permanents de l’épargne permettent l’accroissement exponentiel des profits.

L’éthique protestante, quant à elle, se caractérise par trois valeurs essentielles qui sont : le travail, l’austérité et l’étude.

Le Calvinisme qui est la secte protestante qui a le plus disposé ses adeptes à l’adoption d’une mentalité économique capitaliste s’est bâti contre les  trois vœux  d’obéissance, de chasteté et de pauvreté de l’église romaine.

Dans la conception protestante, et notamment calviniste, Dieu a créé le monde pour sa gloire et a prédestiné l'homme, à son insu, au salut ou à la damnation.

C’est cette vision du monde qui incite les protestants à rechercher des signes de leur excellence dans le succès temporel.

Outre ces considérations, Weber donne une importance à la rationalisation, différente selon les peuples et qui est fonction des fins que se donne chaque peuple. Ce qui est « rationnel » d’un point de vue peut devenir « irrationnel » sous un autre angle.

Toujours attaché à la pluralité des aspects de l’enchaînement causal, il s’empresse d’ajouter qu’il faut tenir compte dans cette explication de l’importance fondamentale de l’économie, des conditions économiques. La corrélation inverse devra être aussi prise en considération.

 

« Car si le développement du rationalisme économique dépend, d’une façon générale, de la technique et du droit rationnel, il dépend aussi de la faculté et des dispositions qu’a l’homme d’adopter certains types de conduite rationnels pratiques. Lorsque ces derniers ont buté contre des obstacles spirituels, le développement s’est heurté, lui aussi, à de graves résistances intérieures» (Weber. op.cit., 1985, p.21).

 

Il n’oublie pas non plus que l'organisation rationnelle de l'entreprise n'aurait pas été possible sans d’autres facteurs importants tels:

- la séparation du ménage et de l'entreprise, qui domine toute la vie économique moderne ;

- la comptabilité rationnelle, qui lui est intimement liée ;

- le développement des possibilités techniques.

 

 En Occident où a prévalu une économie d’acquisition, l’activité économique y vise la poursuite du profit au-delà de la limite fixée par la satisfaction des besoins.

La structure rationnelle du droit et de l’administration en Occident a joué, selon Weber, un rôle non négligeable. Seul l’Occident a disposé d’un système juridique et d’une administration rationnels, sans égal.

1.3. L’esprit du protestantisme et l’esprit de la liberté politique

C’est cet aspect que Tocqueville s’est attaché à mettre en exergue dans son ouvrage, « La Démocratie en Amérique ».

Tocqueville part de deux  postulats essentiels :

 1°- pour comprendre l’état social et les lois  des peuples, il est nécessaire de connaître leur point de départ.

2°-  toute doctrine religieuse draine avec elle une opinion politique qui, par affinité, lui est jointe.

 

C’est fort de ces deux postulats que tocqueville analysa la civilisation anglo-américaine comme étant le produit de deux éléments parfaitement distincts, qui ailleurs s’opposent, mais qu’on est arrivé, en Amérique, à incorporer en quelque sorte l’un dans l’autre, en les combinant merveilleusement : ce sont l’esprit de religion et l’esprit de liberté(Op. cit., p.103).

Dès le début de l’établissement des émigrants protestants sur le nouveau continent, la politique et la religion se trouvèrent d’accord «  et depuis elles n’ont point cessé de l’être.» (Ibid., p. 393).

S’étant soustrait à l’autorité du pape, les hommes qui vinrent pour peupler l’Amérique anglaise, apportaient avec eux un  christianisme « démocratique et républicain » (Ibid.). Ce christianisme favorisera l’établissement de la république et de la démocratie dans les affaires.

 

  « Quand je pense à ce qu’a produit ce fait originel, il me semble voir toute la destinée de l’Amérique renfermée dans le premier puritain qui aborda ses rivages, comme toute la race humaine dans le premier homme. » (Ibid., p. 382).

 

Tandis que le Catholicisme selon  tocqueville, incline les esprits à l’égalité et à l’obéissance, le Protestantisme, surtout sous sa forme sectaire et pluraliste, les porte à l’inégalité et à l’indépendance.

La concordance entre l’éthique protestante et l’institution du libéralisme politique (la démocratie)  en Amérique, est sans conteste.

Ceux qui exécrèrent toute domination, toute autorité supérieure, et qui ne suivaient que leurs propres opinions, ne pouvaient, dans ces rivages nouveaux s’organiser que démocratiquement.

Si le Protestantisme a fait des États-Unis le pays capitaliste le plus puissant, il l’a aussi fait le pays du monde le « plus démocratique ».

Car, écrit tocqueville (op. cit., p.91 et p.94), le Puritanisme n’a pas été seulement une doctrine religieuse; il a été aussi une théorie politique, l’expression « des théories démocratiques et républicaines les plus absolues ».

Ceux qui se sont exilés, ce ne sont guère les heureux et les puissants, mais ceux qui ont été victimes de leurs situations économiques, sociales, religieuses ou politiques. La plupart des émigrants sortaient des classes moyennes.

L’égalité des conditions  qui caractérisait ces hommes ne pouvait que les conduire à instituer une démocratie, « toute grande et toute armée », « telle que n’avait point osé la rêver l’antiquité » (Ibid., p. 95)

Revenant au Burkina Faso, il faut faire observer que, pendant longtemps, les Assemblées de Dieu qui s’y sont établies, dans leur approche, tenaient leurs membres à l’écart de la politique. Elles concevaient la politique comme un exercice impur et indigne.

C’est par la suite qu’il se dégagea une élite intellectuelle  qui commença à s’intéresser à la chose politique.

J.-C. Kabré, qui fait partie de cette élite, soutient que les chrétiens doivent faire la politique comme une vocation, pour la gloire de Dieu. Ils sont la lumière du monde ; et on n'allume pas une lampe pour la cacher sous le boisseau.

Le monde politique étant considéré comme un monde ténébreux, c’est dans les ténèbres que la lumière se révèle. Et  les chrétiens se doivent d’y briller et d’y « briller de tout le saoul de l’Esprit de Dieu ».

La question n’est donc pas de savoir si le chrétien doit s’engager ou non dans la politique. Mais, comment peut-il faire pour y réussir son ministère.

  

« Pour quoi, pour qui fait-on la politique ? Pourquoi chercher à conquérir et à exercer le pouvoir d’État ? Quelle politique mener ? Comment la mener pour mieux la réussir ? » (Ibid., pp. 49-50) 

« …la politique est une chose tellement sérieuse, qu’elle ne peut être laissée entre les mains de ceux qui n’ont ni foi ni loi. » (Ibid., p.68).

 

Aujourd’hui, on peut estimer que la cause est entendue. Les Protestants descendent dans l’arène politique, comme « soldats de Dieu » pour témoigner de leur « excellence dans le monde », « avec la volonté de contribuer à la moralisation ”du monde” par le témoignage de leur supplément d’âmes »

En 1998, les Assemblées de Dieu présideront la Commission électorale nationale indépendante (CENI) et perdront, vu le déroulement des élections, quelque peu de leur crédibilité.

On n’est plus étonné de voir les représentants des églises protestantes, non des moindres siéger dans les chambres parlementaires, au sein des Commissions nationales de conciliation, etc.

Les Protestants sont fortement représentés au sein du gouvernement et nombreux sont les cadres supérieurs de notre armée nationale qui se sont convertis à cette religion.

Et il est à prévoir qu’ils marqueront de plus en plus les évènements politiques dans notre pays.

Laurent J.-P. qui a consacré une étude sur le Pentecôtisme au Burkina Faso à travers l’implantation et le développement des Assemblées de Dieu, explique cet engouement par le fait que les Églises protestantes, de même qu’il supplée à l’affaiblissement de la solidarité communautaire en instituant une nouvelle forme de solidarité organique, de même, elles comblent chez leurs adeptes  « le déficit de confiance » vis-à-vis de l’État.

Il écrit à ce sujet :

 «… les Assemblées de Dieu ont aujourd’hui renforcé leur influence, grâce à une situation où la politique a totalement saturé la société.  Autrement dit, lorsque l’autorité de l’État est mise à mal (politique d’ajustement, importations de la bonne gouvernance, restructuration des organes constitutionnels autour d’un parti-État), les Assemblées de Dieu pourraient alors se comprendre comme une sorte d’espace « privé collectif » où les fidèles expérimentent la maîtrise et la gestion de biens communs et donc l’élaboration de nouvelles règles de vie commune, face à la noirceur du monde où règnent, selon eux, l’arbitraire, la violence et l’impunité. » (J.-P. Laurent. Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariages, pouvoir et guérison. IRD Éditions et Karthala, Paris. 2003, p.66).

 

 Mais en dépit de cet engagement dans le monde de la politique et des affaires, les Assemblées de Dieu au Burkina Faso prétendent cependant se démarquer et de la « théologie de la prospérité » (« Power in the name of Jesus ») en œuvre dans les autres Églises pentecôtistes d’Afrique et de la théologie de la libération inspirées par les principes de la lutte des classes (J.-C.  Kabré. Chrétien, la politique te concerne ! Centre de publication évangélique, Abidjan. 1995,  pp. 67-68).

 

 2. - l’influence délétère de l’éthique protestante sur la communauté rurale

2.1.  L’esprit du communautarisme

L’esprit du communautarisme, c’est cette manière de concevoir le monde et de vivre la vie propre de la communauté rurale.  Cet esprit est déterminé par le degré historique de son développement et constitue le fondement et le contenu pour les autres formes de la conscience qu’elle a d’elle-même.

Les hommes, les peuples sont ce qu’ils pensent, dit-on. Ils sont l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes.

C’est  cet esprit que nous nous proposons d’appréhender dans sa singularité en vue de le mettre en confrontation avec d’autres valeurs issues d’autres structures d’organisations.

On peut distinguer au Burkina Faso comme  dans la plupart des pays africains trois types de communautés rurales[3]:

La communauté lignagère simple

Au sein d’une telle communauté, les rapports de parenté et de consanguinité sont prépondérants et au sein desquelles, la propriété est collective (lignagère) et où les formes de travail collectif sont pratiquées sur une grande échelle. Ce type se rencontre dans le Sud-Ouest, chez les Lobi et les Dagara, etc..

La communauté lignagère-villageoise

C’est le mode d’organisation qui prévaut chez les Bobo, les Bwa et d’autres peuples. Dans ce type de communauté, les rapports de consanguinité sont supplantés par des rapports de convivialité entre différents lignages. Les liens entre les hommes au sein de telles communautés ne reposent pas sur les liens étroits de la parenté naturelle.

Selon que l’accent est mis sur l’aspect collectif ou l’aspect individuel de l’exploitation, On retrouve, chez les « Gurunse », les Gbin,  les Senufo, des communautés qui se situent entre ces  types simple et villageois.

La communauté lignagère tributaire (ou étatique)

Elle apparaît comme une forme de transition de la communauté basée sur la propriété commune du sol vers des formes multiples de propriété privée.

L’organisation sociale et économique des Moose repose sur une base économique et sociale lignagère avec une structure étatique très centralisée. Bien que dotée d’un appareil étatique très élaboré, elle se trouve au même niveau de développement de l’infrastructure économique que les autres communautés.

Au-dessus se tient l’État  qui est l’organisation de la classe dominante. Ici, la commune se trouve sous la forme de l'État.  Cet  État  est un  État  lignager. Il apparaît à côté d'un politique lignager un politique tributaire.

 Le Moogho-naba se trouve au point de jonction entre le principe segmentaire propre à la parenté lignagère et le principe centralisateur du système étatique. Il est le roi parce qu’il est l’« aîné» du groupe lignager dominant.

 

Ces trois communautés que l’on retrouve dans notre pays et dans la plupart des pays africains constituent trois formes de communautés rurales.

Toutes ces communautés lignagères reposent sur un même niveau des forces productives (infrastructures identiques). C’est au niveau des organes du pouvoir (au niveau de la superstructure) qu’elles se différencient et dans la manière dont le surtravail des producteurs directs est extorqué.

Ces communautés rurales  présentent de nombreuses caractéristiques communes.

Pour les besoins de notre développement nous retiendrons  le fait qu’elles reposent toutes sur une économie de besoin  (ou de consommation ) qui ne vise que la « satisfaction des besoins de base ».

 La  production au sein de ces communautés y est essentiellement une production de valeurs d’usage destinée à satisfaire des besoins de base. Au sein de tel système, la recherche d’un surplus n’est pas posée comme une finalité de la production comme dans le cadre de l’économie d’acquisition. Même dans le cas où il y aurait échange[4], l'échange et la production d'échange tendront, non à procurer un profit, mais à satisfaire les besoins immédiats de subsistance.

Dans l’économie d’acquisition, l’activité économique vise la poursuite du profit au-delà de la limite fixée par la satisfaction des besoins.

En outre, la consommation dans l’organisation sociale et économique des sociétés communautaires (que nous étudions abstraction faite des mutations survenues et de leur articulation actuelle avec le mode de production capitaliste),  en tant que but (production en vue de la consommation), détermine les limites des procès de production particuliers et le caractère de la reproduction.

Du fait de la finalité qu’elle assigne à la production, les objectifs de production sont limités au sein de telles  économies de besoins.

L’homme ne désire pas « par nature » gagner de plus en plus d’argent, mais il désire, tout simplement, vivre selon son habitude et gagner autant d’argent qu’il lui en faut pour cela.

C’est un leitmotiv de l’économie des sociétés précapitalistes, auquel s’est heurté le capitalisme dans son développement.

A défaut de pouvoir motiver le producteur à augmenter sa production, par une rémunération élevée, il ne restait plus au capitaliste qu’à recourir au procédé inverse : un abaissement de la rémunération pour contraindre le producteur à un travail accru afin de conserver le même gain.

C’est pourquoi les économies communautaires manifestent une apparente propension à la sous-production.  On n’y travaille pas jusqu’à la limite de ses capacités. On s’arrête de travailler dès que les besoins de subsistance sont assurés.

Il ne sert à rien de produire plus qu’on en a besoin; le surplus ne pouvant être écoulé, ne servirait ni à améliorer la condition du travailleur, ni à être réinvesti dans un autre cycle de production.

 

« Le mode de production  domestique est, écrit Sahlins, un système foncièrement hostile à la formation du surplus. » (Sahlin. Age de pierre, âge d'abondance: l'économie des sociétés primitives. éd.  Gallimard, 1976, pour la traduction française. 1976, p. 126).

 

Il en résulte une limitation des capacités productives en vertu de ce que Sahlins appelle la « loi de Chayanov », que l’on peut formuler comme suit: plus grande est la capacité relative de travail de la maisonnée, moins ses membres individuels travaillent effectivement. Ou encore, dans un système de production domestique l'intensité productive est inversement proportionnelle à la capacité productive.

De cette caractéristique, découle toute une mentalité, tout un esprit a-rationnel et anti-économique qui condamne les économies communautaires à la mé-performance.

2.2. Esprit communautaire et mentalité économique  capitaliste

Le refus de l’homme communautaire de produire un surplus est à la base de certains comportements économiques paradoxaux, tels la prodigalité, la propension à consommer en une seule fois les stocks constitués et l’ignorance de cette obsession de la rareté propre aux économies de marché.

La limitation de son existence aux seuls instants du moment, l’empêche de faire des projections sur l’avenir, de tenir une comptabilité rationnelle sur la base d’un calcul rigoureux  et de conduire son industrie (activités) avec prévoyance et circonspection vers le résultat escompté.

Cette attitude marque encore l’esprit de nos  « opérateurs économiques » modernes qui ne font qu’exploiter des situations de rentes politiques, s’adonnent à des spéculations irrationnelles et gaspillent leur capital dans la prodigalité.

L’homme communautaire, c’est cet « homme du Caraïbe » dont Rousseau (J.  J. Rousseau. De l’inégalité parmi les hommes. 1973, 317) nous dit qu’il vend le matin sa natte, et vient pleurer le soir pour la racheter, faute d’avoir prévu qu’il en aurait besoin pour la nuit prochaine.

L’ « homme du Caraïbe » ne peut faire sien la morale de Benjamin Franklin.

L’exemple de ce Bédouin à qui on expliquait le progrès est éloquent à ce sujet : avec une ligne de chemin de fer récemment construite, il pourrait, lui disait-on, parcourir le trajet à travers le désert en quatre heures, au lieu de la semaine qu’il lui fallait à dos de chameau.

«  Bien, dit le Bédouin, mais le reste du temps, à quoi devrais-je le passer ? » (Tévoédjrè. La pauvreté, richesse des peuples. Éditions économie et Humanisme & Les Éditions Ouvrières. Paris. 1978, p.31.

 

 

C’est dire que « le temps, c’est de l’argent » est une notion absente chez le Bédouin de notre exemple, la même absence dont chacun pourra faire le constat chez le paysan de son village.

Comment amener les gens à concevoir que le travail, doit s’accomplir comme s’il était un but en soi, une « vocation » ? C’est le bouleversement que s’apprête à opérer l’éthique protestante au sein de la communauté rurale et dont les signes précurseurs se font sentir chez les Protestants œuvrant dans les secteurs modernes de l’économie.

L’étude de Sahlins a permis d’établir que non seulement l'économie « primitive » n'est pas une économie de la misère, mais qu'elle est la « première société d'abondance ». Puisque avec un effort minimum (temps courts à intensité faible), elle réussit à assurer la satisfaction de ses besoins matériels. Elle aurait pu, en travaillant au-delà de ces capacités (travaillant plus longtemps et plus vite),  produire des surplus et se constituer des stocks. Si elle ne le fait pas, ce n’est pas parce qu’elle ne le peut mais bien parce qu'elle ne le veut pas.

Les hommes de la société communautaire sont comme ces « sauvages » dont Clastre  (in Sahlin : op.cit., p.18) dit qu’ils « produisent pour vivre, ils ne vivent pas pour produire. ».

Une société d’abondance au sens commun, selon Sahlins, est une société où tous les besoins matériels des gens sont aisément satisfaits.

Il n’y a que deux voies possibles qui procurent l'abondance : produire beaucoup ou désirer peu.

La première voie est celle des sociétés fondées sur la mentalité économique capitaliste, c’est-à-dire les sociétés industrielles : besoins infinis moyens limités quoique perfectibles. L'écart entre fins et moyens peut être réduit par la production industrielle.

Cela n’est d’ailleurs pas vérifié dans les sociétés industrielles ou de nouveaux besoins sont continuellement suscités de façon artificielle et entretenue.

L’économiste  Albertini ( Des sous et des hommes, Le Seuil. 1985, pp.98-99) décrit assez bien la logique qui pousse les sociétés industrielles à se placer continuellement dans une situation de rareté :

  « Si la production crée les besoins, écrit-il, et si la satisfaction des besoins incite la production à créer de nouveaux besoins, ce n'est pas demain que l'on viendra à bout de la rareté.

Tout progrès technique, toute nouvelle production fait apparaître de nouveaux besoins et exige de nouvelles ressources. La rareté précédente est remplacée par une rareté nouvelle, encore plus contraignante. Les imbrications entre l'organisation des hommes et l'organisation des choses multiplient les accaparements, les inégalités, les désirs et les raretés.

Nous sommes ainsi lancés dans une course sans fin qui nous condamne à la croissance et, par-là même, à la rareté. ».

 

 

Sahlins reconnaît lui-même cette situation paradoxale des sociétés industrielles. Ce sont, dit-il, les sociétés capitalistes modernes, richement dotées, qui connaissent la rareté. Le marché, dans de telles sociétés, institue la rareté, condamnant les peuples aux travaux forcés à perpétuité.

Par conséquent, écrit-il :

« La rareté n'est pas une propriété intrinsèque des moyens techniques. Elle naît du rapport entre moyens et fins. »( M. Sahlins. Op. cit., p.40).

Avoir les désirs les plus forts possibles et les plus excentriques possibles et trouver les moyens de les satisfaire, conduit comme en amour à un dérèglement de l’esprit à une perversion totale, la perversion du « mauvais infini » comme disait Hegel.

La seconde voie, qui est celle des communautés rurales et qui procure l’abondance, est pareille à celle du «Zen» : besoins finis et peu nombreux et moyens techniques invariables quoique appropriés aux besoins.

Avec la stratégie de type «Zen», « un peuple peut jouir d'une abondance matérielle sans égale — avec un bas niveau de vie. »

Certes, les « économies communautaires agricoles » n’ignorent pas le poids de certaines contraintes. En affirmant qu’elles sont des sociétés d’abondance, Sahlins reconnaît vouloir mettre l’accent sur le fait qu’elles arrivent toujours à trouver des solutions d’adaptation.

C’est par leur insertion à l’économie mondiale, comme cela s’est produit avec l’universalisation du mode de production  capitaliste, que les peuples des communautés rurales s’initient à la rareté. Le champ de leurs besoins s’élargit avec la consommation des produits occidentaux. Ainsi, tel peuple qui n’éprouvait aucune gêne à marcher nu (les conditions climatiques le permettant), s’efforcera-t-il, pour ne pas paraître sauvage, de s’habiller à l’occidental, dût-il avoir recours aux friperies.

C’est avec cette insertion à l’économie mondiale que  le glas de l’abondance des sociétés rurales a sonné en ouvrant une aire de rareté et de dépendance.

2.3. L’éthique protestante contribue au désenchantement de la communauté rurale

Tout comme Weber se gardait d’affirmer que l’esprit du capitalisme a été le résultat de la Réforme ou que le capitalisme en tant que système économique a été une création de celle-ci, nous sommes loin de croire que le «Protestantisme » est la cause essentielle du processus de désagrégation de nos valeurs et de nos structures d’organisation communautaires.

Tout au plus, la doctrine que cette religion professe, les attitudes mentales qu’elle suscite, parce concordantes avec l’esprit du capitalisme,  accompagnent tout en hâtant ce processus.

 

 

2.3.1. La décommunautarisation est un phénomène irréversible

Les communautés rurales africaines  sont en  transition, évoluant de la société fondée sur la propriété commune à la société fondée sur la propriété privée.

Cette évolution n’est pas spécifique aux communes rurales africaines. Partout, la commune rurale, issue de l’organisation clanique (lignagère), n’a jamais pu évoluer autrement que vers sa propre décomposition.

La commune africaine tout comme ses semblables qui ont existé en Europe occidentale et ailleurs durant des siècles (la marche allemande, le clan celte, le clan écossais, la zadruga slave, la communauté indienne, le « mir » russe) ne produira autre chose que sa propre dissolution en communautés de propriétaires fonciers indépendants les uns des autres.

Ces communes qui ont disparu ont, au cours du temps, subi l’effet corrosif de la production marchande et des échanges entre familles isolées et personnes privées qui les entouraient et ont ainsi perdu progressivement de leur caractère communautaire. Il s’est institué à leur place des communautés de propriétaires fonciers indépendants les uns des autres.

Les communes rurales africaines ne sont pas promises à un destin autre.

C’est cette évolution que J.- P. Laurent (Op. cit., pp. 257- 275 )appréhende à travers des notions comme « concorde coutumière » et « concorde civile » : la notion de « concorde coutumière » étant réservée à l’entraide communautaire et celle de « concorde civile » aux nouvelles formes de solidarité contractuelle en train de se mettre en place.

La solidarité africaine, devenue de moins en moins réciproque, est en train de faire place à un comportement de type occidental, où l’égoïsme et l’individualisme priment. Le sens social et l’optimisme si caractéristiques de l’Africain, homme communautaire par excellence appartiennent désormais à un passé à jamais révolu.

Nous sommes aujourd’hui loin de l’image de ces campagnes africaines qui connaissent une distribution des ressources plus égalitaires. Cet « égalitarisme » sur lequel reposaient les fondements des sociétés traditionnelles, et qui maintenait sa cohésion et dont la cohérence opposait une résistance farouche aux mutations, est aujourd’hui une vue de l’esprit.

La famille africaine a été peu à peu vidée de son contenu. Elle n’est plus le cadre d’une communauté de vie, de travail, un foyer d’éducation. La famille communautaire ne tient que par l’observance d’un rituel extérieur où il ne reste plus guère de vérité interne.

Toute l’évolution actuelle de nos sociétés prouve, que la mutation qui s’opère est irréversible.

Comme l’a écrit un auteur,  le prétendu mépris de l’Africain pour la dimension matérielle est « un mythe glauque ». La prétendue recherche par l’homme africain, sa « pensée étant ontologique », d’une « satisfaction d’ordre ontologique », l’est aussi.

Tous les principes de l’évolution moderne, tous les ressorts de la vie économique d’aujourd’hui vont irrémédiablement à l’encontre de la commune. A cela rien d’étonnant !

C’est ce  processus que Tauxier, à la suite de Marx,  a caractérisé sous le qualificatif de « décommunautarisation ».

Le fait de sortir de la communauté est, selon cet auteur, une marque de supériorité : briser la communauté pour réduire la famille à la famille-souche.

Le progrès social se fait en gros du communautarisme à la décommunautarisation.

 

« Les nègres sont plus communautaires que les Asiatiques et c’est pour cela qu’ils leur sont inférieurs. Les Asiatiques sont plus communautaires que les Européens et c’est pour cela qu’ils leur sont inférieurs. Enfin les Yankees sont plus décommunautarisés qu’aucun peuple de l’Europe occidentale et centrale et sont, à cause de cela, considérés par la Science Sociale actuelle, comme le type même du particularisme exaspéré, c’est-à-dire comme le type social supérieur »

 « Le progrès se fait donc bien du communautarisme pur au particularisme  (ou  dé-communautarisation pur) »( Tauxier.Le noir du soudan. Pays Mossi et Gourounsi. Documents et analyses. Paris. émile Larose, Librairie éditeur. 1912,  p. 725).

 

 

Durkheim a tenté d’expliquer ce processus de décommunautarisation  par le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique.

Selon cette démarche, le mouvement des sociétés a toujours été caractérisé par la dissolution progressive de l’état de dépendance familiale vers une affirmation croissante de la responsabilité individuelle. A la  famille se substitue de plus en plus l’individu. Cette évolution a suivi des rythmes différents selon les sociétés. Mais partout, le changement s’est fait sans  retour en arrière. Au terme de cette évolution, il s’établit entre les hommes un lien qui remplace les formes de réciprocité des droits et des devoirs caractéristiques des rapports familiaux. Les relations entre les personnes basées sur la famille, cèdent le pas sur les relations contractuelles, fondées sur l’accord librement consenti des individus.

Les avantages que procurait naguère le fait d’appartenir à une communauté rurale ont disparu ; demeurent seuls les inconvénients découlant de l’appartenance à la communauté.

 

 

2.3.2. L’éthique protestante est une menace pour la communauté rurale

Il est vrai, que de nombreux facteurs constituent des menaces qui pèsent sur la communauté rurale.

Non seulement la commune rurale est menacée de l’extérieur, mais elle l’est également de l’intérieur :

Au nombre des  menaces intérieures de la commune rurale, on peut retenir :

- le développement  de la propriété foncière privée. Il donne lieu à l’accumulation des biens mobiliers. Cette propriété « mobile » (mobilière), incontrô­lable par la communauté, « voilà le dissolvant de l’égalité économique et sociale primitive »
- l’introduction des cultures de traite est aussi source de différenciation sociale.

 

La commune rurale est aussi menacée de toute part de l’extérieur :

 

 - Elle subit des ponctions opérées par l’État par ses prélèvements fiscaux et par l’usure pratiquée par des intermédiaires improductifs. L’état lui-même fait office de com­merçant, par l’intermédiaire des offices nationaux de commercialisa­tion des produits agricoles (céréales, et  contrôle  des circuits de collecte des produits du cru). Cela aboutit à l’enrichissement d’une classe de marchands au détriment des paysans exténués par un travail sous-évalué.
Le travail de la terre est de plus en plus déprécié, et les paysans abandonnent les campagnes pour chercher à s’employer comme ouvriers dans les centres urbains. En effet, l’état de salariat dans notre pays apparaît comme une situation somme toute enviable pour l’immense majorité de la population que constitue la paysannerie. On aboutit à la situation paradoxale où ceux qui possèdent (les petits propriétaires de nos campagnes) aspirent à la situation de non possédants  et où ceux qui ne disposent que de leur force de travail n’aspirent pas à retourner à la terre pour être propriétaires parcellaires. On n'a nul besoin d’avoir recours à la force pour enchaîner le paysan à sa terre. Pour abolir la propriété commune point n’est besoin de « décret », de « sermon sur la montagne », de « fatwa ». Il suffit d’extorquer le produit de son travail agricole au-delà d’une certaine mesure pour qu’il se rende compte de l’inutilité d’une propriété qui ne lui assure aucun avantage d’une terre qui ne lui rapporte qu’une rente négative.

Si les paysans se mettent à abandonner leur exploitation pour se transformer en ouvriers agricoles ou industriels, cela tient au fait que la satisfaction d’une grande partie de leurs besoins exige des dépenses en argent qu’ils ne peuvent plus couvrir par la vente de leurs produits. Sur le marché, le paysan rencontre des concurrents,  qu’il n’est pas de taille à affronter. Il ne lui reste plus qu’à vendre sa force de travail. 

La concurrence, dans un contexte de mondialisation de l’économie, avec l’agriculture moderne des pays industrialisés, en plus d’une nature peu généreuse sous nos cieux, explique en partie la non rentabilité des exploitations paysannes dans notre pays.

Alors les paysans deviennent des déserteurs de la campagne. C’est le phénomène de la « dépaysanisation ».

Ces « damnés de la terre » prouvent par cela même, qu’ils ne sont pas des « gleba adscripti », c’est-à-dire des paysans qui sont enchaînés à la terre qu’ils ne peuvent quitter même si son exploitation ne leur est pas avantageuse. La terre n’est pas un boulet au pied des paysans, qui tels des forçats, sont condamnés à vie à la servir.

 

 C’est au nombre des menaces extérieures de la commune rurale que nous faisons intervenir l’éthique protestante qui contribue à son  « désenchantement », en plus du fait que la terre communautaire ne nourrit plus son homme. La profession de foi d’une église protestante du Burkina Faso,  l’Église apostolique est très significative à plus d’un titre: 

 

« Le chrétien apostolique n’est pas un homme passif, qui attend et subit les évènements comme ils viennent. Au contraire, il prend ses décisions en homme responsable devant Dieu et devant les hommes ; il ne se laisse pas dicter ses décisions par un clergé. Il a des ennemis déclarés qu’il combat avec persévérance : la routine, le laisser-aller, la tristesse, le découragement, l’indifférence, l’égoïsme, les « combines », les injustices, le mépris de la vie, l’esclavage. » (Fédération des églises et missions évangéliques—FEME. 30ème anniversaire 1961-1991. multgrp, Burkina Faso .1991, p.48)

 

 

Une telle profession de foi, participe du « désenchantement » de la communauté rurale.

Les congrégations chez les Juifs de l’Antiquité comme chez les premiers chrétiens agissaient aussi dans le sens de la disparition de l’importance sociale de la parenté. Au début du Moyen âge, le christianisme a joué le même rôle.

Le capitalisme, en vue  d’augmenter la productivité du travail humain par l’accroissement de son intensité, a eu à lutter tout d’abord contre la tradition, qui réduisait les hommes à vivre selon leur habitude, ne cherchant pas à gagner plus qu’à l’accoutumé.

Il fallait que le travail  s’accomplisse comme s’il était un but en soi, une vocation. Cela s’inscrivait dans l’intérêt même de l’entrepreneur capitaliste.

Dans nos sociétés, observez le comportement des « bourgeois ». Plus ils amassent fortune, moins il s’implique dans le travail. Chez eux, on pourrait dire que la richesse se prouve en la dépensant.

Le Protestantisme impose la lecture de la Bible et par-là même favorise l’alphabétisation des populations. Il valorise la personnalité, en développant les notions  de liberté et d’individualisme.  Il développe la nécessité pour l’individu de s’affirmer socialement soi-même, d’avoir l’estime de soi-même..

Il se caractérise par son intransigeance et son radicalisme vis-à-vis des superstitions traditionnelles.

Chez les adeptes du Protestantisme au Burkina, on assiste à une remise en question de nombreux traits culturels ancestraux, sinon à  leur diabolisation systématique et leur rejet: les rites funéraires, etc..

Le Protestantisme introduit un nouveau type de relations entre les hommes. Ces adeptes sont sensibilisés à de nouvelles valeurs : formation d’un type d’homme en modifiant sa manière de penser, de sentir et d’agir. Les nouveaux comportements sont adaptés à la civilisation occidentale. Le Protestant se croit protéger contre la sorcellerie, immunisé contre les maléfices des uns et des autres.

A la « solidarité mécanique » caractéristique de la société communautaire,  il substitue une « solidarité organique » qui se traduit par : une forte tendance à se regrouper entre personnes de même obédience ; interdiction du mariage mixte ; développement d’une fraternité religieuse (frères en Christ), d’un nouveau type d’entraide sociale et de coopération ; défense de traduire en justice un co-religionnaire (les différents seront réglés en comité de l’Église).

L’entraide entre les membres d’une même secte protestante assure une fonction de sociétés d’assurance mutuelle. On observe un secours fraternel des membres aisés au plus démunis. De telle sorte que certains n’hésitent pas à y recourir comme un moyen d’ascension sociale ou  comme couverture économique et même politique.

Là réside une des motivations qui poussent nombre de cadres intellectuels burkinabè à la conversion au Protestantisme. Ce sont les mêmes motivations qui sont à la base de l’engouement des élites burkinabè vers les  clubs fermés comme la « Jeune chambre économique », le « Lions club », le « Rotary club », etc.. En obtenir l’accès équivaut à un passeport pour l’ascension sociale. Ne pas en faire partie, c’est se condamner à parcourir soi-même son chemin de croix.

Avec l’existence de la « Communauté internationale des hommes d’affaires chrétiens du plein Évangile », on verra l’émergence de nouveaux opérateurs économiques armés d’une mentalité nouvelle.

C’est cette trame de toile tissée à travers les diverses associations, sectes et autres clubs, qui constitue les assises fondamentales de la démocratie libérale.

J.- P. Laurent note dans son ouvrage, que :

   « les fidèles des Assemblées de Dieu peuvent compter sur un réseau, certes modeste mais efficace,  de personnalités membres de l’Église et impliquées à un haut niveau dans la gestion des affaires de l’État : ministres, députés, maires, secrétaires généraux de ministère, responsables d’établissement publics… .

Loin d’être des groupes de pression des Assemblées de Dieu,  nous avons plutôt à faire à de personnalités individuelles qui du fait de leur affiliation à l’Église, participent à la dynamique de réseaux en aidant à résoudre certains problèmes de l’Église ou des fidèles » (Op. cit., p.246).

 

 Le Protestantisme développe des formes d’abstinence tels le refus des boissons alcoolisées, du tabac, etc.

Ce qui favorise son rayonnement c’est  d’abord, la pédagogie utilisée dans le prosélytisme de ses adeptes (prédication orale dans les lieux de cultes ou sur la place publique, multiplication des cercles bibliques, utilisation des médias, etc.).

Les cultes protestants sont le lieu de rassemblement des gens pour dire leurs peines, leurs misères et défouler leurs remords. En ces occasions on éprouve la valeur de la psychothérapie de groupe. Les prêches se veulent  sécurisant, en se présentant comme la réponse aux problèmes individuels et collectifs, qu’ils soient d’ordre économique, social, organique (maladies, éthique et psychologique).

Par leur mode de recrutement, le Protestantisme favorise l’ascension sociale au sein des communautés rurales. Les fidèles sont regroupés autour de leurs pasteurs dans de multiples actions de développement (petits barrages, maraîchage, crédits pour l’achat de matériel aratoire, etc.

Conclusion

Il en résulte que le problème de développement  économique dans nos pays n’est pas un problème d’afflux d’argent frais, mais celui du développement de l’esprit du capitalisme.

 

 « Partout où il s’épanouit, partout où il est capable d’agir de lui-même, il crée son propre capital et ses réserves monétaires ¾ ses moyens d’action ¾ mais l’inverse n’est pas vrai » (Weber. 1985, p.71).

 

Le « type idéal » de l’entrepreneur capitaliste, affirme Weber,  n’a rien de commun avec « ces arrivistes plus ou moins raffinés » que nous rencontrons sous nos cieux.

L’entrepreneur capitaliste, inspiré par l’éthique calviniste, le « type idéal » de l’entrepreneur capitaliste, a ceci de spécifique, en ce que :

 Il « redoute l’ostentation  et la dépense inutile tout autant que la jouissance consciente de sa puissance ; il se sent gêné des signes extérieurs de considération sociale dont il est l’objet. En d’autres termes [...] sa vie emprunte souvent un visage ascétique.[...]. Il ne « tire rien » de sa richesse pour lui-même, en dehors du sentiment irrationnel d’avoir bien fait sa besogne.

Voilà précisément ce qui semble à l’homme précapitaliste le comble de l’inconcevable, de l’énigmatique, du sordide et du méprisable. Qu’un être humain puisse choisir pour tâche, pour but unique d’une vie, l’idée de descendre dans la tombe chargé d’or et de richesse, ne s’explique pour lui que par l’intervention d’un instinct pervers, l’auri sacra fames » (Ibid., pp. 73-74)

 

 Dans nos pays tout l’effort de développement repose sur les épaules de l’État. Il est indéniable que l'État peut et doit mener une politique qui favorise le développement. Mais, comme l’a souligné Weber (Confucianisme et taoïsme. Op. cit., p. 324), on ne crée pas une mentalité économique capitaliste avec une politique économique. Autrement dit, ce ne sont pas les formes de l'État qui peuvent expliquer l'existence d'une mentalité caractérisée par la poursuite rationnelle de l'enrichissement.

Partout la modernisation a été accompagnée de la souffrance et de la disparition des liens de solidarité traditionnelle. Le développement sans traumatisme est un mythe moderne, une utopie.

Le capitalisme est un mal. C’est pourquoi l’humanité est à la recherche d’une alternative. Sous nos cieux, les alternatives s’expriment en termes de socialisme, et formulation d’une troisième voie.

Les mutations en train de s’opérer dans nos communautés laissent beaucoup d’individus sans repères ontologiques : d’où les crises de personnalité, crises d’identités, les « troubles de vivre ensemble » qui les jettent tout droit dans les bras des prédicateurs protestants.

L’Église catholique a fait œuvre pionnière en préparant le terrain. Sur la trace des sillons laissés par son action, l’Église protestante se fait héritière en vue du parachèvement de l’œuvre de déculturation de nos sociétés, de leur décommunautarisation.

Si l’on peut considérer l’Église catholique comme la religion du colonialisme, alors le Protestantisme est celle du néo-colonialisme où les nationaux sont les opérateurs, responsables de l’évolution de nos sociétés.

Aujourd’hui, ce n’est plus l’explorateur au casque colonial, ni le marchand du commerce triangulaire, ni les tenanciers des comptoirs coloniaux, qui assurent la circulation des produits marchands. Ce n’est non plus les missionnaires blancs qui amènent la bonne parole après que la lame, la poudre et les marchandises aient accompli leur œuvre de soumission.

Tous ces agents extérieurs de la pénétration du capital sur le continent ont aujourd’hui leurs équivalents nationaux et que des liens invisibles lient à la métropole. Il faudrait par conséquent passer sur leurs corps pour opérer un retour à un système qui tire essentiellement ses valeurs de nos traditions ancestrales.

Nous sommes, comme le dit J.- P. Laurent dans « un moment de réforme de la culture où des personnes sont animées par la volonté d’adhérer à une certaine forme de vie occidentalisée »

Et le Protestantisme aujourd’hui plus que le Catholicisme en son temps, semble être le cadre d’évolution adaptée à ces mutations.

Il y a lieu de croire que la confrontation idéologique pour l’hégémonie dans toutes les instances de dominations, dans l’avenir proche de notre pays  se fera, si l’Église catholique se refuse à entreprendre de profondes réformes pour un renouveau de vitalité,  entre le prosélytisme protestant et celui non moins entreprenant de l’Islamisme montant.

Car l’Islam entend bien être représenté dans les instances de décisions proportionnellement au poids démographique qu’elle représente dans notre pays. Elle est la religion majoritaire et ses adeptes représentent 46 % de la population.

Dans cette confrontation, s'il est handicapé par certains côtés de ses pratiques conservateurs, l’Islam peut tirer sa force dans la masse de déshérités que l’évolution économique et sociale rejette de plus en plus dans la misère.

L’islamisme, qui se développe dans les pays à dominance musulmane, se présente comme la voie de salut pour les masses qui chaque jour constatent leur misère croissante en même temps que leur divorce d'avec  les classes dirigeantes de moins en moins aptes à répondre à leurs attentes.  Animant cette espérance, les fondamentalistes invitent les fidèles à retourner aux sources par une étude et une application rigoureuses des principes du Coran qui, selon eux, renferme toutes les solutions des problèmes de la vie.

 Le fanatisme devient une force qui fédère tous les frustrés qui, finalement las de ce monde, s’anéantissent dans des actions suicidaires pour espérer le salut dans l’autre monde.

Malheureusement le fondamentalisme musulman, comme tous les autres fondamentalismes qui l’ont précédé (au sein du christianisme), ne peut être l’alternative au système dominant, car tourné vers le passé en se fondant sur une certaine interprétation du Saint Coran, « texte révélé » et transcrit, il y a plus de treize siècles alors qu’une interprétation et une pratique qui respectent l’esprit et non la lettre en intégrant les transformations sociales survenues depuis et les apports immenses de la science et de la démocratie, répondraient mieux à l’unicité de la communauté musulmane (la « Umah ») du troisième millénaire.

 Il appartient donc aux réformateurs d’avoir une telle évolution à l’esprit et d’œuvrer afin que cette confrontation n’aboutisse à des situations porteuses de guerres fratricides que nous connaissons sous d’autres cieux.



[1] - Que Tocqueville aurait pu d’ailleurs intituler : « De l’éthique protestante et la démocratie en Amérique »

[2] - C’est ainsi que les Allemands la nommèrent, tandis que les français l’appelèrent « Renaissance » et les Italiens « Cinquecento ».

[3] - Ce n’est pas le lieu de nous étendre en ces pages, sur l’analyse qui nous a conduit à ces conclusions.  Pour en savoir plus, on pourra se référer, à notre thèse de doctorat : Naciele-Sõme Valère D., 1996.

[4]- « Les maisonnées d'une communauté primitive sont rarement autonomes; elles ne produisent pas tout ce dont elles ont besoin, et n'ont pas besoin de tout ce qu'elles produisent. Il y a, à n'en point douter, échange. » (Sahlins, 1976 :126-127).

 



24/10/2011
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