Amilcar Cabral. Sur la petite bourgeoisie
SUR LA PETITE BOURGEOISIE
[Extrait de Amilcar Cabral. Unité et lutte. — I. L’arme de la Théorie.
— François Maspero,Paris. 1980, pp.167-169 ]
"La présente édition est constituée par une sélection des textes publiés dans l’édition des revues d’Amilcar Cabral paru dans la collection « cahiers libres » en 1975, en deux volumes sous le titre Unité et lutte, volume I : L’arme de la théorie : volume II : La pratique des armes."
[P.167]
Il est évident qu'aussi bien l'efficacité de cette voie que la stabilité de la situation à laquelle elle conduit, après la libération, dépendent non seulement des caractéristiques de l'organisation de la lutte, mais aussi de la conscience politique et morale de ceux qui, pour des raisons historiques, sont à même d'être les héritiers immédiats de l'état colonial ou néocolonial. Car les faits ont démontré que le seul secteur social capable d'avoir conscience de la réalité de la domination impérialiste et de diriger l'appareil d'Etat hérité de cette domination, est la petite bourgeoisie autochtone. Si nous tenions compte des caractéristiques aléatoires, de la complexité des tendances naturelles inhérentes à la situation économique de cette couche sociale ou classe, nous verrions que cette fatalité spécifique de notre situation constitue l'une des faiblesses du mouvement de libération nationale.
La situation coloniale qui n'admet pas le développement d'une pseudo-bourgeoisie autochtone et dans laquelle les masses populaires n'atteignent pas en général le degré nécessaire de conscience politique avant le déchaînement du phénomène de libération nationale, offre à la petite bourgeoisie l'opportunité historique de diriger la lutte contre la domination étrangère, pour être, de par sa situation objective et subjective (niveau de vie supérieur à celui des masses, contacts plus fréquents avec les agents du colonialisme, et donc plus d'occasions d'être humiliés, degré d'instruction et de culture politique plus élevé, etc.) la couche qui prend le plus rapidement conscience du besoin de se libérer de la domination étrangère. Cette responsabilité historique est assumée par le secteur de la petite bourgeoisie que l'on peut, dans le contexte colonial, appeler révolutionnaire, tandis que les autres secteurs se maintiennent dans le doute caractéristique de ces classes ou s'allient au colonialisme, pour défendre — quoique illusoirement — leur situation sociale.
La situation néo-coloniale, qui exige la liquidation de la pseudo-bourgeoisie autochtone pour que se réalise la libé-[P.168]-ration nationale, donne aussi à la petite bourgeoisie l'opportunité de remplir un rôle de premier plan — et même décisif — dans la lutte pour la liquidation de la domination étrangère. Mais, en ce cas, en vertu des progrès réalisés dans la structure sociale, la fonction de direction de la lutte est partagée (à un degré plus ou moins grand) avec les secteurs les plus instruits des classes travailleuses et même avec des éléments de la pseudo-bourgeoisie nationale, imbus de sentiments patriotiques. Le rôle du secteur de la petite bourgeoisie qui prend part à la direction de la lutte est encore plus importante, tant il est vrai que, dans la situation néocoloniale elle-même, elle est plus apte à assumer ces fonctions, soit parce que les masses travailleuses connaissent des limitations économiques et culturelles, soit à cause des complexes et limitations de nature idéologique qui caractérisent le secteur de la pseudo-bourgeoisie nationale qui adhère à la lutte. Dans ce cas, il est important de faire remarquer que la mission qui lui a été confiée exige de ce secteur de la petite bourgeoisie une plus grande conscience révolutionnaire, la capacité d'interpréter fidèlement les aspirations des masses à chaque phase de la lutte et de s'identifier de plus en plus avec elles.
Mais, si grand que soit le degré de conscience révolutionnaire du secteur de la petite bourgeoisie appelé à remplir cette fonction historique, elle ne peut se libérer de cette réalité objective : la petite bourgeoisie, comme classe des services (c'est-à-dire qui n'est pas directement incluse dans le processus de production), ne dispose pas de bases économiques lui garantissant la prise du pouvoir. En effet, l'histoire nous démontre que, quel que soit le rôle — parfois important — joué par des individus issus de la petite bourgeoisie dans le processus d'une révolution, cette classe n'a jamais été en possession du pouvoir politique. Et elle ne pouvait l'être, car le pouvoir politique (Etat) se fonde sur la capacité économique de la classe dirigeante et, dans les conditions de la société coloniale et néocoloniale, cette capacité est détenue par ces deux entités : le capital impérialiste et les classes laborieuses nationales.
Pour maintenir le pouvoir que la libération nationale met entre ses mains, la petite bourgeoisie n'a qu'un seul chemin : laisser agir librement ses tendances naturelles d'embourgeoisement, permettre le développement d'une bourgeoisie bureaucratique — et d'intermédiaires — du cycle des marchandises, pour se transformer en une pseudo-bourgeoisie nationale, c'est-à-dire nier la révolution et se rallier nécessairement au capital impérialiste. Or tout cela correspond à la situation néocoloniale, c'est-à-dire à la trahison des objectifs de libération nationale.
Pour ne pas trahir ces objectifs, la petite bourgeoisie n'a qu'un seul chemin: renforcer sa conscience [P.169] révolutionnaire, répudier les tentatives d'embourgeoisement et les sollicitations naturelles de sa mentalité de classe, s'identifier aux classes laborieuses, ne pas s'opposer au développement normal du processus de la révolution. Cela signifie que, pour remplir parfaitement le rôle qui lui revient dans la lutte de libération nationale, la petite bourgeoisie révolutionnaire doit être capable de se suicider comme classe, pour ressusciter comme travailleur révolutionnaire, entièrement identifiée avec les aspirations les plus profondes du peuple auquel elle appartie
Cette alternative — trahir la Révolution ou se suicider comme classe — constitue le choix de la petite bourgeoisie dans le cadre général de la lutte de libération nationale.
Sa solution positive, en faveur de la révolution, dépend de ce que récemment Fidel Castro a appelé correctement développement de la conscience révolutionnaire. Cette dépendance attire nécessairement notre attention sur la capacité du dirigeant de la lutte de libération nationale à rester fidèle aux principes et à la cause fondamentale de la lutte. Cela nous montre, dans une certaine mesure, que si la libération nationale est essentiellement un problème politique, les conditions du développement lui prêtent certaines caractéristiques qui appartiennent au domaine moral.
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