6e thèse A- L’Afrique est le continent des mythes: A-le mythe du supplément d’âme
6e thèse A : L’Afrique est le continent des mythes
Quelle voie de développement l’Afrique devra-t-elle emprunter pour s’en sortir ?
Cette question peut être et doit être formulée ainsi qu’il suit : Quel devenir pour les communautés rurales africaines? Car, c’est d’elles dont il s’agit, quand on parle de développement. Ce sont ces millions d’hères dont elles se composent, qui souffrent des mille maux du sous-développement qu’il serait fastidieux ici, d’inventorier.
Toute proposition de voie de développement revient à décider du sort de ces communautés, en ce qu’elles constituent, selon le point de vue par lequel on les appréhende, soit une entrave soit un point d’appui pour une renaissance (ou une régénération) sociale.
En outre, c’est un sujet d’actualité, au regard du désarroi de la jeunesse africaine, face à l’absence de perspective et au vide laissé par l’échec des pays socialistes que le libéralisme économique ne réussit pas non plus à combler.
Le fossé qui sépare l’Occident de l’Afrique, dans le développement industriel est tellement profond et étendu que l’on est en droit de désespérer de pouvoir le combler un jour, surtout au regard des comportements des peuples et des dirigeants de ce continent.
C’est ce fait que l’on occulte, en affirmant que l’Afrique se tient sur sa réserve.
En quoi consiste cette réserve qui fonde l’autosatisfaction des Africains ?
Ces valeurs spécifiques que l’Afrique tient en réserve, pourront-elles, sauver l‘homme des affres auxquels le conduit inexorablement le système occidental ?
Le retard de l’Afrique vis-à-vis de l’Occident, au lieu d’apparaître comme la conséquence de l’option d’une voie d’évolution autre, se révèle être, aux yeux de certains, un refus conscient de l’Afrique (résultant plutôt de la sagesse que de l’arriération) de suivre l’évolution de type occidental, ayant tôt pressenti que cette voie conduisait tout droit à une impasse.
Pour d’autres, l’Afrique n’est pas en retard partout. Elle est même en avance pour ses vertus culturelles. Aujourd’hui, sous nos cieux (au Burkina Faso), on trouve formulés certains avatars de ces idées selon lesquelles, c’est par la culture que les Africains iront au rendez-vous du donner et du recevoir de la civilisation universelle. C’est en développant les valeurs culturelles (l’art, la danse, la réciprocité communautaire, etc.), valeurs sur lesquelles l’Afrique a le monopole et qui sont sa production spécifique, que les Africains pourront se défendre contre l’uniformisation de la mondialisation.
Constatant que les valeurs produites par l’Occident sont passées à côté de l’homme, on a même poussé la contestation jusqu’à l’inversion de l’échelle des valeurs, en privilégiant la non-technicité.
C’est un constat longtemps effectué que plus le monde des choses augmente en valeur (matériel s’entend), plus le monde des hommes se dévalorise. En d’autres termes, ce qui est considéré comme un progrès dans un sens peut être perçu dans l’autre, comme une dégénérescence : décadence des techniques dans l’un et dégénérescence de l’homme dans l’autre. Si sous le rapport des techniques la civilisation de l’Occident est développée, elle s’est sous-développée sous le rapport humain.
Si les sociétés occidentales en se «modernisant» perdaient leurs valeurs fondamentales d’humanité, les sociétés africaines en «stagnant», en se «conservant», préservaient ces mêmes valeurs.
Le progrès se mesure au degré de domination de la nature par l’homme, à la distance que l’homme a prise vis-à-vis des contraintes de la nature. C’est sur cette base que l’on distingue les sociétés traditionnelles des sociétés modernes. Dans les premières, l’homme entretient un rapport immédiat avec la nature alors que dans les secondes il s’agit d’un rapport distant, médiatisé.
Le revers de cette distanciation, c’est la «corruption» de la nature humaine, et la perte de certaines valeurs jugées fondamentales pour la condition humaine.
Cette volonté de distanciation, de domination de la nature étant aujourd’hui la chose la mieux partagée par tous les hommes, le développement industriel des sociétés étant aujourd’hui la norme, il va bien falloir se rendre à l’évidence, en se départissant de certains mythes, que toute l’humanité a adhéré à un seul sens d’évolution, à un seul modèle de civilisation (à ne pas confondre avec la notion de culture que l’on peut considérer comme « l’esprit de la civilisation »)([1]).
L’Afrique est le continent des mythes.
Beaucoup de ces mythes et de ces légendes méritent d’être reconsidérés pour une meilleure redéfinition du sens de l’évolution de nos sociétés.
Pour embrasser l’avenir avec sérénité et ne pas s’effrayer des prophéties eschatologiques il faut en finir avec un certain nombre de mythes à la peau coriace.
6e thèse -A : le mythe du supplément d’âme
L’humanité entière, en ce début du troisième millénaire, se trouve dans la posture de ce philosophe d’Athènes, en quête de l’homme. Cet homme que l’Occident (libéral ou communiste), dans sa course effrénée pour une toujours plus grande croissance, a laissé en chemin. L’on constate unanimement que l’homme occidental, au faîte de sa puissance, demeure un homme matériel, mutilé de sa dimension spirituelle.
Face à cette crise ontologique, à cette quête philosophique sur le sens de la vie, les regards se tournent alors vers l’Afrique qui a réservé intact, l’espoir et qui serait riche de son idéal d’homme, de son «supplément d’âme ».
L’Inde ancienne, précédant l’Occident, avait essentiellement mis l’accent sur l’homme spirituel au détriment de l’homme matériel. L’ancêtre de l’homme indien négligea son corps au profit de son psychisme.
L’homme de l’Occident moderne privilégia son corps au détriment de son psychisme.
Quant à l’homme africain, conscient qu’il est composé d’un corps et d’une âme, il mène une double vie physique et psychique.
L’homme est mutilé d’une de ses dimensions dans le monisme dans ses deux variantes idéaliste et matérialiste. Le réalisme africain permet à l’homme de recouvrer son être unifié.
Si l’on considère que cette conception que nous attribuons aujourd’hui à l’Afrique était un lot commun à toute l’humanité, l’Inde ancienne et l’Occident moderne sont des déviances dues à des voies différentes d’évolution.
Mais l’Afrique peut-elle continuer de bénéficier de cette accréditation de supplément d’âme et en quoi serait-ce un véritable apport au rendez-vous du donner et du recevoir des civilisations ?
Ce «supplément d’âme » qui, clame-t-on, pourra sauver l‘homme occidental du désarroi, est, selon un doctrinaire comme Senghor, la part de l’Afrique dans la civilisation de l’universel.
L’Afrique n’ira pas au rendez-vous du donner et du recevoir, au rendez-vous du politique et du social, les mains vides. Elle y apportera sa «puissance d’émotion, d’imagination et d’expression ».
En attendant, les apports des Nègres au monde du XXe siècle que Senghor a pu établir se résument à la littérature et à l’art en général.
L’idée que l’Afrique pourra apporter à l’Europe un «supplément d’âme» est une illusion qui trouve ces fondements dans la nostalgie d’un passé à jamais révolu.
Ce mythe du « supplément d’âme » dont est riche l’Afrique est un piège dans lequel se laissent enfermer les Africains, parce qu’il flatte leur orgueil.
Cela fera bientôt un demi-siècle, que nous sommes devenus maîtres de notre destin en accédant à la souveraineté nationale, sans pour autant voir se dessiner à l’horizon cette richesse que nous promettons d’offrir à la civilisation de l‘universel.
Pire, chaque jour qui passe nous éloigne de cette promesse. Car c’est nous qui nous convertissons aux valeurs tant décriées de l’Occident tandis que lui se donne les moyens de s’approprier notre «supplément d’âme».
Nous nous retrouverons un beau matin (si nous n’y sommes déjà), au niveau de la décadence de l’Occident, avant d’avoir jamais été au niveau de son développement.
Nous avons fait nôtres les défauts « civilisés » de l’Occident sans avoir possédé ses vertus, et nous les avons alliés aux défauts « barbares » de nos ancêtres en perdant leurs vertus.
Si l’Afrique ne se réveille pas, si elle ne sort pas de sa réserve millénaire, l’Occident aura vite fait (si ce n’est déjà fait) de lui ravir sa dernière richesse (le trop plein d’âme en question) sans qu’elle n’ait réussi, pour autant, à maîtriser le secret de sa puissance.
C’est donc à juste titre que certains pensent que l’on doit attribuer la responsabilité de nos difficultés actuelles à nos insuffisances et à nos redoutables lacunes.
Nous avons passé le temps en nous payant des mots. Fini, le temps des « bamboula » et autres « janjoba ».
Il faut que nous acceptions de nier notre être intime pour devenir l’autre, en rentrant, comme le dit ce philosophe, dans un «rapport négatif avec le soi » ou, selon les termes de l’auteur de l’ « Aventure ambiguë », en acceptant «de mourir en nos enfants » afin que « les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre ».
Cette nécessité nous ramène au point de départ de notre affrontement avec l’Occident. Elle nous ramène à ce premier «matin de l’Occident en Afrique Noire», étrange aube, où tout le continent noir fût réveillé par une grande clameur.
En attendant l’avènement de la « Civilisation de l’universel », les Africains doivent œuvrer à se doter de la puissance scientifique et technique, au quel cas, à ce rendez-vous de l’universel, il n’y aura pas de dons réciproques mais des dons renouvelés dans un seul sens. Il y aura d’un côté des donneurs et de l’autre des receveurs. Dans le cas d’espèce, il sied de parler plutôt de ravissement unilatéral renouvelé.
C’est par des arguments de toute sorte que fut justifiée la colonisation avec pour but l’exploitation effrénée des richesses inemployées entre des mains incapables. L’idée d’un épuisement de ces richesses ne pouvait effleurer l’esprit des idéologues et autres théologiens, justificateurs de l’entreprise de domination coloniale.
Pendant que l’on pillait ses richesses, que l’on ravageait ses forêts, pendant que l’on massacrait sa faune, l’Afrique, elle, se tenait toujours sur sa réserve, vivant sur son «abondance» d’âme.
Que croyez-vous ? La pensée des africains, étant ontologique, ironise Aimé Césaire, ne demande de satisfaction que d’ordre ontologique.
Aujourd’hui que tout a été pillé, ravagé et massacré, au nom de l’intérêt et des justes exigences de la collectivité humaine, l’Occident repu, au nom de ce même intérêt et de ces mêmes exigences, somme l’Afrique affamée, qui a toujours vécu sur sa réserve, de limiter sa consommation, afin de ne pas compromettre l’équilibre écologique. Le rôt de l’homme repus à l’endroit de l’homme affamé.
Trèves de discours ! Ventre affamé n’a point d’oreilles. Si l’équilibre écologique de notre planète doit être compromis, autant que ce soit le fait de tous ses locataires et non du seul fait du gaspillage effréné des seuls Occidentaux.
Un espoir cependant : l’Occident doit accepter de partager avec les pays qui, comme l’Afrique, sont demeurés sur leur réserve, les fruits de son exploitation ruineuse des richesses naturelles du monde.
Ce que nous voulons, aujourd’hui, nous les Africains, c’est partager ces «vices» des européens, que dénonçait Rousseau ; ces « vices » qui ont fait naître et se développer cette science qui est la source de leur puissance. Nous voulons cultiver cette « superstition » qui a fait naître chez eux l’astronomie, cette « ambition », cette « haine », cet amour de la « flatterie » et du mensonge qui généra leur éloquence, « l’avarice » et la « vaine curiosité » qui suscita respectivement le développement de la géométrie et de la physique ; enfin cet « orgueil humain », qui permit l’essor de toutes ces disciplines de connaissance, y compris la morale([2]).
Notre attitude présente demeure celle de l’héroïne du roman de Cheikh Hamidou Kane, la « Grande Royale » qui déclarait à propos de l’école des Blancs:
« Je viens vous dire ceci : moi, Grande Royale, je n’aime pas l’école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu’il faut y envoyer nos enfants cependant. » ([3])
Il nous faut percer le secret de la victoire de l’Occident sur nous et par là-même le secret de notre défaite historique. Il faut retourner contre les Occidentaux, les recommandations des idéologues de la doctrine civilisatrice de l’Occident contre l’Occident : sans avoir pénétré « la profondeur » de la personnalité des Occidentaux, sans connaître « sur quel fond se meuvent leurs actes », il ne nous sera pas possible de les comprendre, de rentrer en commerce (spirituel ou matériel) avec eux, sans être les éternels perdants. Si le secret de la puissance de l’Europe, le secret de sa victoire sur nous doit être recherché dans sa disposition d’esprit vis-à-vis de son environnement physique (son attitude vis-à-vis de la nature) dans l’acquisition d’un savoir rigoureux, il en résulte que le secret de l’impuissance de l’Afrique Noire, de sa défaite historique, doit être recherché dans la manière qu’a l’homme africain de concevoir ses rapports avec son environnement extérieur, dans son « amoureux abandon à la nature », dans son ontologie, sa métaphysique, ses institutions sociales.
Il faut substituer à cette attitude que nous avons de vivre sur nos réserves, à cette volonté que nous avons de préserver notre originalité, notre « supplément d’âme », la quête de la puissance comme condition sine qua non de notre humanité et de notre liberté.
Si le fait d’avoir réussi à dévoiler notre secret dont la maîtrise a permis notre domination par l’Occident, alors la ré-appropriation par nous de ce secret est la condition de notre libération.
[1] - On confond très souvent ces deux notions que sont la « civilisation et la culture ». Une civilisation est, le mode d’organisation, les moyens de production dont un peuple se sert pour sa survie. La culture, quant à elle, pourrait être définie comme « la civilisation en action, ou mieux l’esprit de la civilisation. »
[2] - J.J. Rousseau écrivait en effet que : « L’astronomie est née de la superstition ; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie, de l’avarice ; la physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la morale même, de l’orgueil humain. Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices » (Discours sur les sciences et les arts : 1973, 252).
[3] - Cheikh Hamidou Kane : 1985, 136
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