Parcours

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Jean-Paul Sarte. La pensée politique de Lumumba (Suite et fin)

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II

 LES RAISONS DE L'ECHEC

 

 

A son retour d'Accra, le leader du futur Parti Unique devient en fait l'homme de la conciliation: sous son influence, le MNC tenta de s'allier aux principaux mouvements natio-[p.37]-nalistes. Le Front Commun, qu'il a mis sur pied, obtiendra la majorité des sièges aux élections de 1960. Mais la victoire légaliste de ce cartel ne doit pas nous en masquer la fragilité: tant qu'il s'est agi d'une simple propagande commune, d'un accord limité à ce seul mot d'ordre, l'indépendance, on a, pour un instant, mis les particularismes de côté; mais si les vainqueurs gouvernent et qui d'autre gouvernerait? — le front éclatera pour les deux raisons déjà soulignées que la base réelle des partis alliés est, pour chacun, provinciale — même le « MNC-Lumumba » est avant tout soutenu par les extra-coutumiers de Stanleyville — et que l'universalisme culturel cache mal le désir, chez les leaders, de constituer avec leurs troupes la nouvelle classe dirigeante. Dès ce moment, la pureté et l'intégrité de Lumumba le condamnaient: l'histoire se faisait par lui, mais contre lui. Leader incontesté du centralisme, ses ennemis se déclarent aussitôt qu'il a montré son pouvoir d'orateur et son adresse de négociateur. Il y aura d'abord Tschombé et les membres de la Conakat : ces Katangais prétendent que leur province nourrit à elle seule tous les Congolais; si l'on coupait les liens qui la rattachent à des régions ingrates et besogneuses, elle jouirait seule de sa richesse. Il y aura l'inévitable scission du parti centralisateur: Kalonji fondera le « MNC-Kalonji» qui s'implantera dans le Sud-Kasaï; ici, les rivalités politiques, au contraire, de ce qui se passe pour les autres groupements, détermineront le séparatisme ethnique. Enfin l'Abako demeure irréductible: Lumumba multiplie les avances à Kasavubu qui n'y répond pas. Quand l'indépendance est acquise et qu'il faut constituer un gouvernement, deux grandes forces restent face à face: l'Abako, toujours intransigeant, le Bloc Nationaliste (MNC et partis alliés) souple et décidé à trouver un compromis durable. La Conakat, qui se dit, elle, fédéraliste, accepte la première d'entrer, sous conditions, dans un gouvernement central: ce n'est qu'une manœuvre, dont le sens n'échappera pas. Entre les deux mouvements, le Ministre belge Ganshof hésite: Lumumba a contribué, lors de récentes émeutes, à maintenir l'ordre public.

Ses déclarations sont modérées, il n'a pas de programme économique, cent fois il a répété qu'il garantissait les propriétés des colons. Et puis, considération de détail, son groupe a obtenu aux élections la majorité des voix. Mais son centralisme effraie.

Les colons sont contre lui. Kasavubu est plus dangereux peut-[p.38]-être, c'est le maître du fanatisme: mais c'est aussi le maître de la discorde; son fédéralisme recouvre le séparatisme passionné de son ethnie. Le Ministre commence par charger Lumumba d'une « mission d'information en vue de la constitution d'un gouvernement congolais ». La longueur et la lourdeur de cette formule trahit assez l'embarras de son auteur. Lumumba fait preuve d'un parfait réalisme en la simplifiant comme suit:« je suis chargé de constituer le gouvernement ».

Mais dès le 17, Ganshof déclare qu'il lui retire sa mission d'informateur pour la confier à Kasavubu. Nouvelles consultations: vaines. Le 21, la Chambre désigne son bureau: la Majorité est au bloc Nationaliste. Immédiatement, le pauvre Ganshof retire à Kasavubu sa mission pour la rendre à Lumumba. Les négociations reprennent, mais Kasavubu n’a rien perdu de son intransigeance: le 22 juin, l'Abako réclame encore en son nom « la constitution d'une province autonome Bakongo souveraine dans une confédération d'un Congo uni ».

On sait le compromis final: l'Abako fournira le Chef d'État et des Ministres; le Bloc Nationaliste fournit le Premier Ministre et le reste de l'équipe gouvernementale en exceptant les sièges qu'on réserve à la Conakat. Ce pénible accouchement met en lumière deux faits de grande importance. Le premier, c'est que les négociations ont eu lieu sous la menace d'un soulèvement bakongo. La force de Lumumba était parlementaire; celle de Kasavubu était réelle et massive. Tant que la Belgique restait présente au Congo, Ganshof était bien obligé de prendre en considération la majorité élue: la Belgique ne pouvait moins faire que d'installer dans son ancienne colonie une caricature de la démocratie bourgeoise. Après le départ des Belges, les votes perdirent leur importance: Lumumba fut démis et arrêté sans avoir jamais été mis en minorité. En d'autres termes, la démocratie fut simplement rejetée: on en garda l'apparence mais le Pouvoir s'appuya sur la force. Rien ne montre mieux que le tragique destin de Lumumba était arrêté d'avance. Premier Ministre, il devait s'établir dans la capitale du Nouvel État. Mais, par une rare infortune, il se trouvait que la Capitale était séparatiste: à Léopoldville les masses n'ont qu'un chef: Kasavubu. Entre un Chef d'État qui règne en maître sur l'Abako et une population qui n'a d'autre objectif que la sécession, un premier ministre centraliste ne peut jouer qu'un rôle: celui d'otage. Il a des partisans dans toutes les provinces mais, pour com-[p.39]–muniquer avec eux, il lui faut passer par l'administration belge encore en place et qui lui oppose sa force d'inertie ou par les fonctionnaires noirs de Léopoldville qui sont en majorité contre lui. Dès le premier juillet 60, le centralisme devient le rêve abstrait d'un prisonnier d'honneur qui a perdu toute prise sur le pays. On s'en apercevra dans la deuxième moitié de septembre quand Lumumba, démis, parcourt les rues de Léopoldville dans une auto munie de haut-parleurs: ses harangues ne convaincront personne. Visages fermés, public indifférent ou hostile: la population de Léopoldville se moque du centralisme. fi suffit au contraire d'un mot chuchoté par Kasavubu pour lancer par milliers dans la cité des émeutiers anti-lumumbistes: peu à peu les parlementaires s'inquiètent et désertent l'assemblée; le pouvoir législatif s'incline: de lui-même devant l'illégalité. Pour les députés, comme pour le chef de l'exécutif, la capitale sécessionniste est une prison. C'est au point que, plus tard, à bout d'efforts, reconnaissant enfin, qu'il a perdu la partie à Léopoldville, Lumumba s'enfuit et devient séparatiste à son tour en s'efforçant de gagner Stanleyville, son fief, j'entends: il s'agissait d'une sécession provisoire, négation de la négation; il comptait rassembler ses forces, entreprendre, à partir de Stan, la reconquête, pacifique ou violente, du Congo et sa réunification. Mais, eût-il rejoint le gros de ses partisans, peut-on croire qu'il eut repris, sans coup férir la capitale bakongo? Avec quelles forces? Le plus vraisemblable est que Lumumba se fût maintenu à Stanleyville sans gagner ni perdre et que Kasavubu se fut donné les gants de baptiser sécession provinciale ce retour du Centralisme à ses origines; objectivement, en effet, l'entreprise, faute de moyens suffisants pour la mener à bout, eût augmenté la division des Congolais et le morcellement de leur sol. Cependant, il faut le reconnaître, il n'y avait pour Lumumba, en ce moment, qu'une alternative : accepter la fédération et l'autonomie du Bas-Congo ou s'enfuir à Stanleyville pour y préparer la reconquête; dans les deux cas, le fédéralisme gagnait la partie. En vérité, c'est qu'elle était gagnée d'avance. En politique le nécessaire n'est pas toujours le possible. L'unité, idée force du MNC, parti moderne et conçu à l'image des mouvements européens, était nécessaire au Congo: sans elle, l'indépendance était lettre morte ; mais, à ce moment de son histoire, la formule européenne correspondait mal aux besoins des Congolais; des liens plus frustes et [p.40] plus solides les rattachaient au sol natal, à l'ethnie. La centralisation ne représentait que la conscience de classe des centralisés, c'est-à-dire des évolués.

Ces remarques nous ramènent au deuxième caractère de l'indépendance congolaise: elle a été octroyée. De fait, il serait inconcevable, si les Congolais l'eûssent conquise, que le Belge Gonshof eût choisi de sa propre autorité le Congolais le plus apte à former un Ministère. Lumumba le savait, il en souffrait: plusieurs fois, avant le 30 juin, il a réclamé le départ du Ministre métropolitain. Il déclare, dans une conférence de presse:

 

« On n'a vu nulle part au monde l’ancienne puissance organiser et diriger les élections qui consacrent l'indépendance d'un pays. Cela n'a pas de précédent en Afrique. Quand la Belgique avait conquis son indépendance en 1830, ce sont les Belge eux-mêmes qui avaient d'abord constitué un gouvernement provisoire..., etc. ».


« Avait conquis »: c'est moi qui souligne, parce que tout est là. C'est ce qui explique le ton paternaliste de l'allocution du roi Baudouin, prononcée le 30 juin: on vous fait cadeau d'un beau joujou, ne le cassez pas. Et aussi l'apathie de Kasavubu qui, ayant connaissance du discours, se borne à supprimer du sien une péroraison trop servile. Pour cette raison, Lumumba, indigné, prend subitement possession du micro. On connaît l'admirable « exposé d'amertume» qu'il développe en réponse à la suffisance du jeune roi. Mais l'essentiel n'est pas là ; je le trouve, quant à moi, dans ces lignes qui précèdent immédiatement:


« Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd'hui dans l'entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d'égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c'est par la lutte que nous l'avons conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n'avons ménagé ni nos forces ni nos privations ni nos souffrances. »

 

Ici, le compte-rendu note « applaudissements » ce qui prouve assez que l'orateur touchait une fibre sensible. Les Congolais qui participaient à la cérémonie, quel que fût leur parti, ne voulaient pas d'un cadeau: la liberté ne se donne pas, elle se prend. A retourner les termes, on s'aperçoit qu'une indépendance concédée n'est qu'un aménagement de la servitude. Les Congolais avaient souffert pendant près d'un siècle, [p.41] ils s'étaient souvent battus, les grèves et les émeutes s'étaient multipliées pendant les derniers temps, malgré la cruauté des répressions. Tout récemment, les journées de janvier 59 avaient été sinon la cause du moins l'occasion de la nouvelle politique coloniale du gouvernement belge. On ne pouvait contester ni le courage du prolétariat ou des guerriers paysans ni le profond, l'invincible refus que chaque colonisé opposait, parfois en dépit de lui-même, à la colonisation. Reste que les circonstances n'avaient ni permis ni sollicité le recours à la lutte organisée. Au Viet-Nam, en Angola, en Algérie, l'organisation est armée, c'est la guerre populaire: au Ghana, N'Krumah a prétendu lutter par des moyens politiques; en fait, les grèves qu'il a organisées sont des violences non-sanglantes. De toute manière la lutte s'organise à chaud et clandestinement; l'union, des combattants devient le moyen immédiat de toute action avant d'en être la fin lointaine: on s'unit pour réussir un coup de main mais aussi pour échapper au péril de mort: les représailles du colon scellent les pactes secrets : la violence de l'oppresseur suscite une contre-violence qui s'exerce en même temps contre l'ennemi et contre les particularismes qui font son jeu; si l'organisation est armée, elle fait sauter les verrous, les charnières, liquide les caïds, les « chefferies », les privilèges féodaux, substituant partout, au cours de la lutte, ses propres cadres politiques à ceux qu'a implantés l'administration; en même temps la guerre populaire implique l'unité de l'armée et du peuple, donc J'unification du peuple lui-même: le tribalisme doit disparaître ou l'insurrection sera noyée dans le sang; la liquidation de ces vestiges se fait à chaud, par la persuasion, l'éducation politique et, s'il le faut, par la terreur. Ainsi, la lutte même, à proportion qu'elle s'étend d'un bout à l'autre du pays, en poursuit l'unification; et s'il arrive, au départ, que deux mouvements insurrectionnels coexistent et, ne fusionnent point, on peut être sûr qu'ils seront tous deux massacrés par J'armée coloniale ou que l'un des deux anéantira l'autre. Vainqueurs, les chefs sont à la fois militaires et politiques: ils ont brisé les anciennes structures, tout est à refaire mais n'importe; ils créeront des infrastructures populaires; leurs institutions ne seront pas copiées sur celles de l'Europe: provisoires, elles tenteront de parer aux dangers qui menacent le jeune État, en renforçant l'unité aux dépens des libertés traditionnelles. Quant à la force de l'Exé-[p.42]-cutif, elle est irrésistible: c'est l'armée qui s'est forgée en combattant les oppresseurs. Dans cette perspective, on peut dire que, pour le Viet-Nam, pour l'Algérie — quelles que soient ses difficultés actuelles — l'unité et la centralisation ont précédé l'indépendance et qu'elles en sont la garantie. Au Congo, c'est le contraire qui s'est produit. La récession économique, l'évolution du Congo-ex-français, la guerre d'Algérie ont changé les esprits et provoqué des troubles. Mais ceux-ci n'ont jamais été orchestrés: ils n'avaient ni la même origine ni les mêmes raisons ni les mêmes objectifs. Ils ont servi de signes au gouvernement belge. Celui-ci est informé par quelques administrateurs lucides: aujourd'hui, on n'en est pas aux actes de terrorisme; on y sera demain si la Métropole ne définit pas clairement sa politique. Ces renseignements viennent au moment où l'impérialisme a tiré des leçons des guerres coloniales où s'est épuisée la France et des expériences britanniques de fausse décolonisation. La Belgique ne veut pas transformer le Congo en une Algérie noire, elle refuse d'y engloutir des milliards et des vies humaines. Ce pays, avec ses cent mille blancs, peut difficilement passer pour une colonie de peuplement: le rapatriement, s'il doit avoir lieu, ne gênera pas l'économie métropolitaine. Quant aux grandes compagnies, elles sont d'accord pour tenter le coup: qu'on les fasse protéger par un gouverneur blanc ou par un «collabo» nègre, leurs intérêts ne souffriront pas; il semble même, à bien observer le développement des nouveaux États africains, que l'indépendance soit la solution la plus rentable. Bref, on la donnera au Congo.

On dit aujourd'hui que le gouvernement belge fut d'un machiavélisme criminel. Il me semble plutôt qu'il fut criminellement imbécile. Les Français ne lâchent rien sans se battre, ils s'accrochent jusqu'à ce qu'on tranche leurs mains: c'est, involontairement, forger des cadres chez l'adversaire; la guerre crée ses élites. Les Anglais planifient leur décolonisation truquée : les cadres, ils les forment longtemps d'avance; ce seront des collabos mais capables. La Belgique n'a rien fait: pas de guerre coloniale, pas de transition progressive. A vrai dire, en 1959, il était trop tard pour préparer l'émancipation congolaise: les colonisés réclamaient l'indépendance immédiate.

Mais l'erreur du gouvernement remonte beaucoup plus haut: elle réside dans son acharnement à maintenir ce pays conquis dans l'ignorance et l'analphabétisme; dans sa volonté de [p.43] conserver les féodalités, les rivalités, les « structures traditionnelles», le droit coutumier. Pendant quatre-vingts ans, la Belgique s'est employée à congoliser le Congo. Et après l'avoir atomisé, elle décide tout à coup de le laisser tomber, sûre que l'absence de cadres et l'émiettement des pouvoirs le mettront à sa merci. Pour cette raison, Lumumba se trouve en même temps désigné par la masse, et tout à la fois, mis au pouvoir par Ganshof au nom du roi des Belges. Situation inconfortable surtout si l'on songe que Ho-Chi-Minh ou Ben Bella ont pris le pouvoir malgré la Métropole, portés par un irrésistible mouvement et que leur souveraineté — entendons, cela revient au même, la souveraineté nationale — vient de là. Au lieu que l'indépendance soit — comme au Viet-Nam, en Algérie — un moment d'une praxis commencée longtemps auparavant et que les actes passés servent de tremplin aux entreprises future, c'est, au Congo, un point mort, le degré zéro de l'histoire congolaise, le moment où les Blancs ne commandent plus mais continuent d'administrer, où les Noirs sont au pouvoir, mais ne commandent pas encore. En cet instant contradictoire, Lumumba, quelle que soit sa popularité, ne tire pas son autorité de sa geste passée mais d'une légalité importée d'Europe et que — hormis les évolués — les Congolais ne reconnaissent pas. Certes, on admire son courage, on sait qu'il a été plusieurs fois arrêté, battu, jeté en prison: cela ne suffit pas. Pour être souverain dans un nouvel État, il faut l'avoir été du temps de l'oppression comme chef incontesté de l'armée de libération ou posséder de longue date un pouvoir charismatique, religieux. Ce pouvoir, malheureusement, c'est Kasavubu qui le détient Léopoldville. Il faut le comprendre: le 1er juillet 60, Lumumba, leader d'un cartel majoritaire et chef du gouvernement est seul, sans pouvoir, trahi par tous et déjà perdu.

Je l'ai dit: quand les peuples se délivrent par la force, ils chassent ou massacrent les anciens cadres qui ne sont pour eux que les plus connus de leurs oppresseurs. Il faut les remplacer à la hâte; puisque tout le monde est incompétent, le choix se guide sur le zèle révolutionnaire plutôt que sur les capacités. Il en résulte une épouvantable confusion, des erreurs criminelles, des secteurs entiers de l'économie sont en péril mortel. Mais il n'est pas encore arrivé qu'une révolution victorieuse s'effondre faute d'élites. En URSS, en Chine, au Viet-Nam, à Cuba, au prix de convulsions douloureuses, de nouveaux venus se sont [p.44] mis aux postes de commande, dirigeant, inspectant, décidant le jour, apprenant et lisant la nuit. Ainsi dans le développement d'une révolution, c'est un fait normal et positif que le remplacement des compétences réactionnaires par des révolutionnaires incompétents. Et si cette substitution ne se fait pas par la force, elle est rendue nécessaire par l'émigration massive des spécialistes.

Encore faut-il que ce saut dans J'inconnu se fasse à chaud, qu'il s'impose comme un moment inévitable de la praxis. Si ce n'est dans la tempête révolutionnaire, qui oserait remplacer systématiquement à tous les niveaux de la hiérarchie sociale, le savoir par l'ignorance? Lumumba était un révolutionnaire sans révolution. Son jacobinisme inflexible l'opposait radicalement à l'hypocrite aménagement du colonialisme que le gouvernement belge tentait sans adresse, mais cette position rigoureuse n'était qu'un refus théorique puisque, justement, 'a guerre populaire n'avait pas eu lieu. En en faisant l'économie, les Belges en avaient frustré les Congolais. Le leader du MNC se trouvait donc, en quelque sorte, de l’autre côté d'une insurrection qui n'avait pas eu lieu. Il ne pouvait envisager les cadres comme il eût fait en pleine action Évolué, formé par les Blancs, habitué à reconnaître leur supériorité technique, il s'inquiétait, nous l'avons vu, du petit nombre des évolués et de l'ignorance des masses.

Il fallait sans aucun doute africaniser les cadres: il l'avait toujours voulu, il le voulait d'autant plus, à présent, qu'il se sentait très souvent paralysé par le mauvais vouloir de l'administration. Le Congo ne jouirait pas d'une indépendance plénière tant que les postes-clés resteraient aux mains des Blancs.

Mais, faute d'une urgence immédiate, il envisageait une transformation progressive. Il est frappant que, dans ses discours, il ait parlé très souvent de l'enseignement supérieur, presque jamais de l'instruction primaire. N'y voyons pas une préoccupation de classe. Simplement il a une conscience aiguë du problème : le Congo enverra des étudiants en Europe dès qu'il en sera capable; ils reviendront au pays et chacun prendra la place d'un Belge; plus nombreux ils seront, plus vite la dépendance technique, administrative et militaire du pays prendra fin. Solution raisonnable, comme on voit, mais réformiste telle que peut la concevoir à froid l'homme d'État qui pèse le pour et le contre et prend des risques calculés.

[p.45] Au même moment, les masses donnaient des conclusions révolutionnaires à la révolution qui n'avait pas eu lieu. Elles se chargèrent de l'africanisation des cadres et chassèrent les Européens en un tournemain. Cela commença par la Force Publique. Les officiers et les adjudants venaient de Belgique; les Congolais n'accédaient, en fin de carrière, qu'au grade de sergent. Ils avaient fait savoir plusieurs mois avant l'indépendance, qu'ils exigeaient la suppression de ce privilège des Blancs: un Noir, après l'indépendance, devait pouvoir, selon son mérite, être fait lieutenant ou général. Lumumba ne prit pas la chose au sérieux: sans doute l’envisageait-il du point de vue de l'utilité nationale; on formerait des officiers peu à peu. Mais il eut tort: il ne s'agissait pas d'une revendication générale touchant la condition des soldats futurs: s'étaient ces soldats-ci qui voulaient devenir sergents, ces sergents qui briguaient le grade de capitaine. En un mot l'exigence était concrète et immédiate. Il semble qu'un politique l'eût satisfaite du premier jour et qu'il eut repris et capté le mouvement révolutionnaire en faisant lui-même ce coup de force: le limogeage de Janssens. C'eût été se gagner l'armée, l'unique instrument dont disposait cet exécutif sans pouvoir. Surtout les soldats de la Force Publique avaient un tour d'esprit inquiétant: du temps des Belges, c'est-à-dire jusqu'au 30 juin, ils avaient fait régner l'ordre colonial; ces Congolais se battaient contre des Congolais exclusivement; ils réprimaient les émeutes, occupaient les villages, vivaient sur les habitants. Objectivement complices de la caste coloniale, fort influencés par leurs officiers, ils semblaient par état des contre-révolutionnaires. Et sans aucun doute, c'est ce qu'ils étaient jusqu'au fond d'eux-mêmes,  ceci près qu'ils enrageaient d'être maintenus dans les grades inférieurs comme les roturiers de l'armée française avant 89. Cette revendication, à leur insu, résumait les aspirations du Congo à la souveraineté totale puisqu'elle ne pouvait se réaliser que par une décision souveraine. En même temps, le conflit de classes se profilait derrière le conflit de race: les pauvres en avaient assez du luxe des riches et voulaient se mettre à leur place. Le gouvernement, en prenant l'initiative eût fait des forces de l'ordre des complices de la Révolution; il les en eût rendues solidaires. Lumumba hésita: la pression de l'armée noire risquait, pensait-il, de le pousser trop tôt au radicalisme; peut-être eut-il, en dépit de lui-même, un réflexe de classe.

[p.46] Et qui, se demandait-il, serait capable aujourd'hui de commander l'armée congolaise? Il: eut le tort de réclamer à Janssens une demi-mesure: on ferait passer tous les Noirs au grade immédiatement supérieur, le deuxième classe passerait première classe et le sergent, sergent-chef. Janssens sut jouer jusqu'au bout son rôle de provocateur; il répondit aux soldats: «vous n'obtiendrez rien. Ni aujourd'hui, ni jamais ».

On sait la suite, la mutinerie des soldats, les officiers chassés, Janssens filant, vert de peur à Brazzaville. Cette insurrection pouvait être positive: elle n'eut, en définitive, que des conséquences négatives. Les soldats se rebellèrent à la fois contre Janssens et contre Lumumba qui avait attendu la révolte pour le destituer.

   Cela veut dire: à la fois contre le paternalisme colonial et contre la jeune démocratie congolaise. Confus, accoutumés à imposer l'ordre par la force, révoltés pourtant contre les privilèges militaires des Belges, ils versèrent pour la plupart dans une sorte de bonapartisme pour affirmer leur caste nouvelle et marquer leur mépris pour le régime qui les avait trahis.

L'africanisation des cadres administratifs commença par la débâcle des Européens. Les fonctionnaires s'enfuirent, les entreprises privées fermèrent leurs portes. Lumumba fit ce qu'il put pour les retenir. Mais dans le même temps des troupes belges aéroportées arrivaient au Congo; il dut rompre avec la Belgique, ce qui acheva d'affoler la population blanche. Les masses, cependant, voulaient chasser les Belges et leur reprochaient de partir. Lumumba restait impuissant: on lui fit grief de n'avoir pas pris la tête du mouvement. Les ouvriers réclamaient une augmentation de salaire. Revendication juste mais que le jacobin Lumumba jugea inopportune. Des grèves éclatèrent. Non plus contre les Belges: contre lui. Il les fit réprimer: il fallait sauver l'économie congolaise, maintenir le niveau de la production. Et surtout, dans les agitations confuses et sporadiques qui réalisèrent l’africanisation des cadres, radicalement mais catastrophiquement, il ne reconnaissait ni sa praxis politique, ni sa révolution ni son personnel: ces gens-là, pensait-il, n'ont rien fait jusqu'ici; à présent que nous avons gagné, ils revendiquent de nous ce qu'ils n'auraient jamais demandé aux Belges; qu'ont-ils de commun avec nous? Ce non-violent prit position contre la violence, cet évolué se désolidarisa des non-évolués et de tous les évolués qui n'avaient pas en vue le seul intérêt commun. Il réprima ces mouvements [p.47] spontanés, perdant sa dernière chance d'appuyer son pouvoir chancelant sur cette révolution sauvage. Il faut reconnaître du reste que cette chance était minime: sans organisation, sans programme révolutionnaire, cette radicalisation brutale de l'indépendance ne débouchait sur rien. Les manifestations persistèrent et, désormais, se firent contre le gouvernement. Pour s'identifier à l'unité nationale, Lumumba avait tenté de se détacher de sa classe: on l'y fit rentrer de force; les députés venaient de s'attribuer une indemnité parlementaire de 50 000 francs et, dans le même temps, Lumumba voulait briser des grèves revendicatives: la masse extra-coutumière découvrit à la fois les appétits des évolués et la répression gouvernementale; avant la colonisation «l'élite» gagnait beaucoup plus que les ma œuvres mais restait exploitée, opprimée, à travail égal un fonctionnaire noir touchait moitié moins qu'un Blanc: cette inégalité contribuait malgré tout à rapprocher les petits bourgeois du peuple: les Noirs étaient fiers, contre les Belges, de leurs évolués. A peine ceux-ci vinrent-ils au pouvoir, ils se découvrirent comme une classe par les traitements et rémunérations qu'ils réclamèrent. La masse crut reconnaître les nouveaux maîtres. Elle vit dans l'exécutif — comme autre— fois, à juste titre, dans l'administration coloniale — un pouvoir de répression. Tout était faux: la petite-bourgeoisie noire ne pouvait établir son autorité qu'en abandonnant le Congo à l'impérialisme qui lui donnerait en retour la gérance du pays; d'autre part, Lumumba, loin de représenter les intérêts de classe des évolués, voyait chaque jour son pouvoir diminuer parce qu'il s'opposait à eux. Non pas, il est vrai, au nom des intérêts de la masse: au nom de l’universalisme jacobin. N'empêche: la contamination se fit rapidement, on tint le Premier Ministre pour un apprenti-dictateur, désigné par les nombreux privilégiés au moment même où il perdait leur confiance. Kasavubu, l'Abako, les provocateurs belges surent tirer parti, dès juillet, de cette confusion: ils firent passer Lumumba pour un tyran. Rien n'était plus éloigné de son caractère: du reste, quand on l'accusa d'abus de pouvoir il n'avait même plus la possibilité de se faire obéir. Mais ce que ses ennemis ont senti du premier jour c'est que dans un pays divisé, l'unité nationale est un praxis d'unification permanente; les oppositions deviennent facilement des trahisons, comme disait Merleau-Ponty, lors-[p.48]-qu'elles accroissent la discorde et le morcellement: le gouvernement central doit les réduire, au besoin par la force. De ce point de vue, les grèves ou les émeutes urbaines, pour justifiées que soient les revendications, sont aussi redoutables que les conflits ethniques: ceux-ci retardent la culture, émiettent le sol congolais, celles-là font baisser la production; il est, par toutes les raisons, indispensable que le Congo libre, dans les premières années de son enfance, ne tombe pas trop en-dessous du Congo belge dont il est né : donc le centralisme porte en soi une politique d'austérité sociale. Cependant, l'Incorruptible — qu'il s'appelle Robespierre ou Lumumba — doit au même moment s'attaquer à la classe dirigeante à sa propre classe — pour la maintenir au rang de classe universelle, cela veut dire pour empêcher qu'elle ne s'oppose, par ses exigences, ses mœurs ou un trop rapide enrichissement au reste du pays. Cela signifie qu'on exige au nom de l'unité que chaque groupe social sacrifie ses intérêts à l'intérêt commun. Rien de mieux à la condition que l'intérêt commun existe. Castro, après les quelques mois tumultueux qui suivirent la prise du pouvoir, imposa aux syndicats ouvriers de mettre un terme aux grèves, de recourir à l'arbitrage pour les conflits sociaux. Mais c'est qu'il venait de vaincre l'armée des féodaux, de les chasser, de rendre leurs biens aux classes défavorisées, par la réforme agraire: en réclamant des sacrifices à tous, il invitait les travailleurs ruraux et urbains à constater leur unité réelle, leur intérêt commun qui était fa libre exploitation de l'île par tous au profit de chacun. Autrement dit, le centralisme ne peut identifier l’unité nationale et l'intérêt commun que si la révolution dont il sort est socialiste. Entre les évolués qui prennent le pouvoir au Congo et les manœuvres ou les ouvriers agricoles, il n'y a pas encore de lutte de classe à proprement parler mais déjà la pseudo-unité congolaise cache la divergence des intérêts. Sans le savoir, le centralisme réclame ce minimum abstrait qui est l'unité nationale pour qu'une société nouvelle trouve le temps de se donner ses structures et ses strates. .Mais ni les exploités ni les futurs exploiteurs n'entendent sacrifier leurs exigences concrètes à cet avenir encore imprévisible; déjà l'existence des uns empêche les autres de céder. Les prolétaires connaissent les traitements des Ministres. Quant à ceux-ci et à tous les évolués, ils ne feront de concessions à personne: ils ont une morale fondée sur le mérite j ne pas se servir d'abord, ce serait [p.49] au fond, se sacrifier à la masse des illettrés, c'est-à-dire des non-militants.

Ainsi, faute d'un mouvement de masse, d'une lutte armée, d'un programme socialiste, le centralisme, comme praxis unificatrice, semble arbitraire à tous; l'unité qu'il veut établir, chacun la tient pour un concept sans contenu, chaque groupe lui oppose son idée concrète de l'unité, qui est — dans la situation présente — un facteur de division. Lumumba a tout le monde contre lui: les partis provinciaux et fédéralistes, la Capitale, le prolétariat, la petite bourgeoisie qu'il représente et qui devrait le soutenir. Il y a pis: les ruraux s'accommodent de l'indépendance à condition de garder leurs « structures traditionnelles ». Rares sont ceux qui ont compris que les chefs coutumiers étaient les représentants « indigènes» de l'administration belge. Or, les roitelets perdent tout au départ des colons. Les Belges les achetaient et les maintenaient sur place: c'était centraliser en divisant. La politique du gouvernement congolais sera de liquider les divisions: il doit créer une administration noire, instruire les fonctionnaires à Léopoldville, les envoyer partout comme les seuls agents qualifiés du pouvoir. Ces mesures qui s'imposent à tout nationalisme unitaire sonnent le glas des féodalités: le pouvoir couvrira le pays d'un réseau de responsables qui prendront les décisions en fonction des ordres venus de la capitale et substitueront leur autorité à celle des Seigneurs locaux. Les grandes chefferies s'inquiétèrent: des émissaires européens se firent un devoir de les éclairer. Finalement beaucoup de féodaux - même parmi ceux qui s'étaient alliés au MNC pour réclamer l'indépendance — se retrouvèrent un beau jour anti-lumumbistes acharnés. Leurs troupes, suivaient. Au Katanga, l'ennemi mortel de Lumumba, celui qui, peut-être, l'assassinat de ses mains, Munongo, est fils de roi. La sécession katangaise qui précipite le désastre est le résultat d'un accord passé entre les féodalités locales, le colonat de peuplement et l'Union Minière.

Contre tant d'ennemis que faire? A la lettre, rien. Si le centralisme possède une base solide, s'il a l'appui des forces armées, il en viendra tôt ou tard, selon le degré d'urgence, à combattre le Fédéralisme par la terreur: ainsi fit Robespierre en 1793. Pas longtemps: il est tombé, lui aussi, après avoir brisé les émeutes populaires, lorsqu'on s'est aperçu qu'il ne représentait plus personne. Mais Lumumba! Moins d'une [p.50] semaine après la proclamation de l'indépendance, la mutinerie de juillet lui avait ôté le soutien de la Force Publique. A Léopoldville, il apparut bientôt que la police seule le défendrait — lui et l'Assemblée — contre les manifestations de l'Abako. Et quand il envoya l'armée pour rétablir l'ordre dans les provinces séparatistes, il est vrai qu'elle partit mais elle n'arriva pas, préférant muser en route, c'est-à-dire piller et massacrer des paysans. Pourtant cet homme isolé de tous et qui n'a plus que les dehors du pouvoir, on va lui reprocher d'exercer une dictature sanglante[1]. Non sans l'ombre d'une raison: de fait, à considérer les forces en présence et les caractères singuliers de la situation, un leader unitaire. S'il en avait eu les moyens, se serait trouvé contraint de renier ses objectifs ou de recourir à la terreur. L'unité du Congo réclamait une dictature. Celle du prolétariat, mal éclairé, mal instruit par ses représentants, n'étant pas même concevable, il fallait donc qu'un petit bourgeois s'emparât contre tous du pouvoir.

Après la mutinerie de juillet, vint la sécession katangaise suscitant partout un courant séparatiste plus ou moins fort. Lumumba le tyran fut admirable: il s'envolait avec Kasavubu, silencieux comme la mort, qui le suivait partout, dès qu'on lui signalait des troubles, des inquiétudes ou de l'hostilité, il atterrissait sur les lieux et, à peine sorti de la carlingue, tenait des meetings n'importe où La chaleur de sa voix, sa sincérité, son optimisme — naïf ou mystique, comme on voudra — séduisaient tous les auditoires et souvent les persuadaient. Quand il avait désarmé les préventions, calmé les doutes, répondu aux objections, expliqué, surtout expliqué, ses plans et ses raisons dans le détail, il gagnait la partie pour un soir; pour un soir, dans une ville provinciale, cette dictature de la parole — la seule qu'il ait jamais exercée - réalisait l'unité jacobine de quelques centaines d'hommes - les seuls qui fussent politisés.

   Acclamé, Patrice retournait à l'avion, décollait, pensait: partie gagnée; à ses côtés Kasavubu pensait: partie perdue, la parole n'a pas cette puissance. En fait, elle l'a: à condition d'être mille fois répétée, d'abord par les chefs, puis par les activistes, puis, sur place, par les militants. Lumumba était seul. Absolument seul. Après chaque décollage, le silence se rétablissait [p.51] dans la petite ville qu'il venait d'abandonner, chacun retournait à ses intérêts immédiats, à ses préjugés, à son groupe tribal ou socio-professionnel, il ne restait rien, pas même une semence dans un cœur. Cependant, le tyran tournait dans les airs; quand il se posait, les petits Blancs l'insultaient, il fallait accepter la protection humiliante — et peu efficace, on s'en doute — des militaires belges, de ces troupes colonialistes dont il avait dénoncé l'action au Parlement, dont il réclamait à l'ONU qu'elles fussent expulsées d'Afrique. Il tente même un atterrissage au Katanga, les officiers belges qui contrôlent le terrain lui font savoir qu'ils l'arrêteront dès qu'il se posera.

Lumumba veut passer outre, les Belges éteignent tous les feux, bloquent les contrôles, c'est la nuit: on le détourne de ce qui n'aurait pas plus de poids qu'un suicide. Il renonce enfin, l'avion prend de l'altitude; il tourne. Le Congo libre tourne, prisonnier des airs, passant par ici, passant par là, comme le furet: car à présent, le Congo, centralisé, uni dans l'indépendance s'identifie au seul Lumumba. Les jeux sont faits: le recours aux Nations-Unies, l'envoi des Casques Bleus, le coup d'État de Kasavubu le pronunciamento de Mobutu, ce flic aux ordres des Belges, qui prend la tête de la Force Publique — c'est-à-dire des bandes armées, sans solde, qui en sont venues à rançonner le passant — l'abjecte partialité de Hammarskjoeld, les intrigues de Youlou manœuvré par le gouvernement français : tous ces épisodes bien connus ne sont que les étapes d'un calvaire inévitable. Les Belges, les Français, les Anglais, Ies grandes compagnies et M. H. ont fait assassiner Lumumba par leurs hommes de main, Kasavubu, Mobutu, Tschombé, Munongo — et l'Amérique du Nord, puritaine, a détourné les yeux pour ne pas voir le sang. Pourquoi tant d'acharnement? Fallait-il vraiment que le néo-colonialisme s'instaurât au Congo par meurtre retentissant? Ce grand Noir, maigre et nerveux, travailleur infatigable, orateur magnifique, avait perdu ses pouvoirs: l'atomisation du Congo, fait réel, incontestable résultat de quatre-vingts ans de colonialisme «paternaliste » et de mois de machiavélisme, démentait radicalement le rêve jacobin du Premier Ministre: il avait perdu ses pouvoirs sauf, peut-être, à Stanleyville où, plutôt que des partisans, il possédait une clientèle. S'y fût-il rendu, qu'eût-il fait de plus que Gizenga, trahi un peu plus tard, après quelques victoires-éclair, par son chef d'état-major, l'oncle de Lumumba qui préféra à l'unita-[p.52]-risme des politiques l'unité restaurée du seul pouvoir efficace, de l'armée noire? L'impérialisme n'a pas souci des vies humaines : mais puisqu'il tenait la victoire, ne pouvait-il s'épargner un scandale? En vérité, il ne le pouvait pas; c'est le secret de ces combinaisons sordides: Lumumba était l'homme de la passation des pouvoirs; sitôt après, il devait disparaître.

La raison, c'est qu'il représentait, vivant, le refus rigoureux de la solution néo-colonialiste. Celle-ci consiste, au fond, à acheter les nouveaux maîtres, les bourgeois des pays neufs, comme le colonialisme classique achetait les chefs, les émirs, les sorciers. L'impérialisme a besoin d'une classe dirigeante qui soit assez consciente de sa situation précaire pour lier ses intérêts de classe à ceux des grandes sociétés occidentales.

  Dans cette perspective, l'armée nationale, symbole aux yeux naïfs de la souveraineté, devient l'instrument d'une exploitation double: celle des classes travailleuses par « l'élite » et, à travers elle, celle des Noirs par le capitalisme d'Occident.

On investit, on prête: le gouvernement de la nation indépendante est dans la complète dépendance des Européens et des Américains. Telle devint Cuba, en 1900, au sortir d'une guerre coloniale qu'elle avait gagnée. Le modèle est: encore bon: on s'en sert tous les jours. Le but est de réserver au continent noir le destin de l'Amérique latine: faiblesse du gouvernement central, alliance des bourgeois (ou des féodaux restés en place) avec l'armée, super-gouvernement des trusts. Il faut des hommes pour cette combine: au Congo, ce sera Kasavubu; ses ambitions et son séparatisme — même s'il accepte, à la fin une fédération très lâche — maintiennent les anciennes discordes entretenues par l'administration belge et, cette fois, sans qu'on soupçonne les Blancs d'y mettre la main. Iléo, Adoula peuvent le seconder: leur conscience de classe est à la hauteur de leurs appétits: on peut compter sur eux, à J'abri de la Force Publique, pour achever la constitution et hâter le développement de la bourgeoisie nouvelle. Les évolués, jusqu'ici, n'ont été que des salariés, recrutés et formés par l'impérialisme et convaincus par leurs maîtres que leurs intérêts coïncidaient avec ceux du capital: il faut à présent remanier l'économie congolaise, transformer certains salariés en petits capitalistes, maintenir les féodalités rurales et laisser jouer, même à la campagne, les forces de concentration. Tel est le programme, tel est le Congo de 1963; de 1960 à 1961, sujet de l'histoire, il n'en est au-[p.53]-jourd'hui que le plus passif des objets. Le sort du Katanga s'est réglé entre Belges, Anglais, Français, Américains, Rhodésiens, Blancs d'Afrique du Sud. Les combats, les jacqueries, la guerre, les décisions brusques et contradictoires de l'ONU sont les effets et les signes des tractations qui ont eu lieu entre les, trusts, entre les gouvernements. Si tout semble réglé, aujourd'hui, si le Katanga fait retour au Congo, c'est que — contre. la Rhodésie et l'Union Sud-Africaine, contre les visées anglaises et françaises — les États-Unis se sont mis d'accord avec les Belges pour exploiter en commun les richesses congolaises par l'intermédiaire de sociétés mixtes.

Pour mettre au point des compromis si délicats il fallait commencer par évincer le Congo des débats et cela revenait à supprimer Lumumba. Celui-ci, seul et trahi, restait le symbole abstrait. de l'unité nationale; il fut le Congo au moment historique de la passation des pouvoirs. Avant lui, il n'y avait qu'une colonie, puzzle d'empires disloqués; après lui, il ne reste qu'un: pays déchiré qui mettra plus d'une décade à trouver son unité nationale. Premier Ministre, Lumumba avait perdu l'un après l'autre ses soutiens, devenait, malgré lui, par la force des choses, l'agent d'un nouveau séparatisme qui s'appelait centralisation. Captif mais vivant, il pouvait du jour au lendemain devenir un principe, un point de ralliement: il restait le témoin d'une certaine politique qu'on l'avait empêché de faire mais qui pourrait apparaître, aux premiers échecs du nouveau gouvernement, comme la politique de rechange, comme celle qui n'avait pas fait ses preuves parce qu'on ne lui en avait pas laissé le temps et qui se révélerait, peut-être, à l'usage comme la seule possible. Les mécontents de la veille s’étaient unis contre lui, ceux du lendemain — les mêmes, sans doute — se regroupaient autour de lui. Un prisonnier, autrefois idolâtré par les foules, demeure comme une possibilité nue de praxis; sa seule existence transforme les regrets en espoir; ses principes, parce qu'il y reste fidèle, sont pour les nouveaux opposants beaucoup plus qu'une vue de l'esprit; ils vivent, ils sont actuels, humanisés par celui dont on sait qu'il en est le gardien dans son cachot; ils deviennent un objet de méditation fascinée pour tous. On s'en apercevra, à Thysville, lorsque les soldats qui le gardent se mutineront: si leur solde n'est pas payée, disent-ils, ils délivreront Lumumba. Affolés par cette menace, les dirigeants de Léopoldville se rapprochent des Katangais.

[p.54] Accord conclu: Tschombé paiera la solde; en échange on lui remettra Lumumba. Bref, jusque dans sa prison, le Premier Ministre déchu témoigne de la nécessité du centralisme. D'autant que sa chute coïncide avec une brusque flambée d'émeutes et de guerres locales.

Il y a plus: dès octobre on note une recrudescence des troubles révolutionnaires. C'est la base, cette fois, paysans et ouvriers, qui s'est mobilisée contre le maintien de l'économie colonialiste. Ces mouvements épars n'ont pas d'objectif commun : pourtant il serait possible de les unir, par delà les vieilles divisions, si l'on rassemblait leurs revendications en un programme commun. Cette crainte n'est pas folle: Gizenga, plus tard, nouveau leader du centralisme, prend des mesures radicales à Stanleyville: les trusts seront africanisés, les Belges sont assignés à résidence et soumis à un impôt exceptionnel; après six mois l'État saisira les biens abandonnés. Ces décrets marquent le rapprochement qui s'ébauche entre les reven-dications concrètes, mais sans véritable perspective, de la masse et le jacobinisme abstrait du MNC Et Gizenga n'a pas la popularité de Lumumba. Ni son intelligence. Que ne pourrait-on redouter si l'ancien Premier Ministre avait compris lui-même qu'il fallait se retremper dans la masse, rompre avec les évolués, donner un contenu social à sa politique unitaire — en un mot qu'il fallait soulever le peuple contre la mystification néo-capitaliste? En vérité, c'est tout le problème: le jacobinisme est petit-bourgeois, il subordonne l'économie à l'intégration politique et se heurte sans cesse aux revendications des masses qu'il accuse de saboter l'unité. Ce conflit permet d'ordinaire aux ennemis de battre l'un après l'autre le mouvement unitaire et le mouvement social. Mais, s'il arrive que les Jacobins survivent quelque temps — c'est bien rare — ils sont éclairés par leurs déboires et font un nouveau départ: l'unité n'est plus le commencement, mais un moment intermédiaire, l'unique moyen de souder les intérêts des masses et leurs exigences c'est aussi le but final d'une révolution économique, sociale et politique, qui doit, sous peine d'éclater, se radicaliser sans cesse. J'ai rencontré des jeunes gens des villes, anciens étudiants issus des couches moyennes, qui faisaient partie du gouvernement de Castro: ils étaient jacobins contre Battista; intégrés aux rebelles, ils n'eurent aucune peine à délaisser provisoirement leur idéal politique pour le retrouver ensuite [p.55] à travers le mouvement de la construction socialiste. Robespierre, Lumumba sont morts trop tôt pour faire la synthèse qui les eût faits invincibles. Et puis, dans la France de 1789, comme au Congo de 1961, les masses restèrent en majorité rurales; chez nous, le prolétariat n'était pas né ou pas vraiment développé ; au Congo le paternalisme belge l'avait frappé de stupeur. Dans aucun des deux cas, les véritables exploités n'ont de représentants ni d'appareil qui puisse solliciter les politiques de chercher l'unité dans la lutte contre l'exploitation. N'empêche: au Congo, il y a trois millions de Noirs prolétaires; si Patrice eût vécu, qui sait si, déçu par sa classe, il n'eût été amené à les dresser contre elle. La fiction qu'il n'a jamais dénoncée, l'idée folle et bourgeoise de « classe universelle », pouvait, en certaines conditions, faciliter les rapprochements: Lumumba pouvait aborder les leaders locaux des mouvements révolutionnaires sans complexes, ni honte, ni supériorité. A partir de cette égalité abstraite, la lumière pouvait jaillir, il pouvait enfin comprendre ce qu'on a nommé « la vocation socialiste de l'Afrique », et qu'on peut réduire plus clairement à ce dilemme: néo-colonialisme ou socialisation. Il le pouvait: j'emploie ce mot, non pour évoquer une possibilité abstraite, mais pour définir la crainte qu'il inspirait jusque dans les chaînes à ses ennemis. L'impérialisme est lucide: s'il laisse voir sa main aux ex-colonisés, s'ils peuvent deviner son intention de cacher derrière une comédie politique le maintien d'une économie de sur-exploitation, il sait parfaitement que les masses s'uniront contre les politiques, ses complices. La confusion congolaise était extrême, mais les Congolais comprendraient vite si quelqu'un leur expliquait qu'ils servaient l'ennemi: Lumumba avait appris en peu de temps que la Belgique trahissait la parole donnée, que l'Union Minière fomentait et soutenait les sécessions contre le gouvernement de l'ex-métropole, que les soldats de l'ONU, envoyés pour maintenir l'ordre, avaient protégé Kasavubu le séparatiste et laissé le Premier Ministre centraliste à la merci de ses ennemis: même pour un petit bourgeois qui se disait ignorant de l'économie, il ne faudrait pas longtemps pour tirer des conclusions gênantes.

Bref, ce que redoutaient d'abord les évolués et les grandes compagnies, c'est la radicalisation de Lumumba par les masses et l'unification des masses par Lumumba. On peut dire que son assassinat scella l'alliance récente de l'impérialisme et de la [p.56] petite bourgeoisie noire: désormais il y a un cadavre entre eux.

Mais le prestige du ministre congolais s'étendait bien au-delà des frontières de son pays. Il manifestait la nécessité d'une Afrique unie. Non pas à la manière d'États conquérants qui, sous « unité », mettent « hégémonie ». Au contraire, par la faiblesse du régime, par ce courage inflexible et cette impuissance fatale, mais imméritée, qui donnaient à tous les pays noirs le devoir de le secourir. Et ce n'était pas de la générosité, cette obligation rigoureuse et urgente. Ni je ne sais quelle solidarité idéaliste. En fait, les nations africaines découvraient au Congo leur destin, le destin de l'Afrique; les pays néo-colonialistes déchiffraient la mystification qui les avait délivrés de toutes leurs chaînes sauf de la sur-exploitation ; les autres, ceux qui avaient évité de justesse la « congolisation » découvraient le mécanisme, le rôle joué dans cet effondrement par les divisions internes; ils pensaient que rien n'était encore sauvé, qu'il fallait lutter contre les séparatismes à l'échelle du continent, sinon l'Afrique entière n'échapperait pas à la balkanisation. En ce sens l'échec de Lumumba fut celui du panafricanisme. N'Krumah connut la déception la plus amère: il avait envoyé, dès juillet, des troupes ghanéennes au Congo sous l'autorité des Nations-Unies qui les employèrent, malgré les protestations du Ghana, contre Patrice Lumumba; l'expérience lui apprit alors que l’ONU n'était pas une organisation impartiale statuant en toute objectivité sur les conflits du tiers-monde, mais un système rigoureusement agencé pour défendre partout, en Occident, l'impérialisme, même si les républiques populaires et les nations afro-asiatiques y étaient admises. Mais toute l'Afrique, humiliée de n'avoir pu sauver l'homme d'Accra, apprit aussi le sort qu'on réservait aux «neutralistes ». Lumumba, dans un moment d'exaspération, indigné par l'attitude de Hammarskjoeld, avait fait appel à l'URSS qui lui avait envoyé des avions. Il avait appliqué, en cette occasion, le principe le plus strict du neutralisme: commercer avec toutes les nations, sans prendre leur régime en considération, accepter ou demander, en cas d'urgence, une aide efficace à condition qu'elle soit désintéressée. Il n'en fallut pas plus: les Missions se hâtèrent de le baptiser communiste. L'impérialisme n'y manqua pas non plus: le plus fort, c'est qu'il se prit à son propre jeu et tint cet « évolué », fils de catholique, marié religieusement et père de [p.57] catholiques pour un agent secret du Kremlin. Si l'on veut mieux juger de la situation, que l'on compare cet appel désespéré du jacobin «sans option économique » à ce qu'à pu faire Castro dans une île collée au flanc de l'Amérique. Et, ne nous y trompons pas, la victoire de celui-ci vient précisément de ce qu'il a pris la tête d'une révolution socialiste: l'échec du Congolais, le nom de « communiste » dont on croit le flétrir, tout vient simplement du fait qu'il n'a pas voulu s'engager à remanier l'infrastructure du pays. L'Afrique a compris: quand un chef de gouvernement « indépendant » demande secours aux Soviétiques, les Occidentaux le démettent. Le neutralisme restera une vaine déclaration de principe, tant que les divers États du continent noir ne s'uniront pas pour l'imposer.

Lumumba vivant et captif, c'est la honte et la rage d'un continent tout entier: il est présent à tous comme une exigence qu'ils ne peuvent, ni remplir, ni écarter; en lui, chacun découvre la puissance et la férocité de la combinaison néo-colonialiste. Donc, il faut en finir au plus vite; l'impérialisme garde les mains nettes; ses deux principaux représentants, Kasavubu et le minable Mobutu, ont intérêt, devant leurs populations, à n'avoir pas versé ce sang. Tschombé tuera: de toute manière, l'Union Minière et les colons l'ont si bien compromis, il a mis tant de zèle à se vendre qu'il faudra bientôt le liquider lui aussi.. On efface un Noir, qu'on avait fait Pre-mier Ministre et qui a pris au sérieux sa mission; on charge à nouveau Kasavubu de former un cabinet. On espère, je suppose, que le mort gênera moins que le vivant: un défunt, ça s'oublie; que peut-on faire pour lui? de lui? Toute raison d'appeler leurs frères à une croisade libératrice sera ôtée aux Africains trop agités par le seul coup de baïonnette que Munongo se chargera, dit-on, d'administrer. En tout cas, voilà le calcul. Il est faux, comme on sait.

Mort, Lumumba cesse d'être une personne pour devenir l'Afrique tout entière, avec sa volonté unitaire, la multiplicité de ses régimes sociaux et politiques, ses clivages, ses discordes, sa force et son impuissance: il ne fut pas, ni ne pouvait être le héros du panafricanisme, il en fut le martyr. Son histoire a mis en lumière, pour tous, le lien profond de l'indépendance, de l'unité, et de la lutte contre les trusts. Sa mort — je me rappelle Fanon, à Rome, il en était bouleversé — est un cri d'alarme; en lui, tout le continent meurt pour ressusciter; les [p.58] nations africaines ont compris: ce que disait Accra, Addis-Abeba se dispose à le faire: elles mettront en place un dispositif commun qui leur permettra d'aider les luttes révolutionnaires dans les pays qui n'ont pas encore acquis l'indépendance.

L'unité, c'est la guerre sous l'influence de l'Algérie, certains comprennent de mieux en mieux que c'est aussi la révolution socialiste.

Le Congo n'a perdu qu'une bataille. A l'abri de l'Armée Nationale Congolaise (A.N.C.), la bourgeoisie congolaise, cette classe de traîtres et de vendus, va parachever son œuvre et se constituer en classe d'exploitation. La concentration capitaliste viendra progressivement à bout des féodalités, unifiera les exploités, toutes les conditions d'un castrisme seront données. Mais les Cubains honorent la mémoire de Marti, qui mourut à la fin du siècle dernier sans voir la victoire de Cuba sur l’Espagne, ni l'assujettissement de l'Île à l'impérialisme des États-Unis. Et le Castro congolais, dans quelques années, s'il veut apprendre aux siens que l'unité se conquiert, il en rappellera le premier martyr, Lumumba.

 

 



[1] . Kasavubu savait qu'il mentait quand il le rendait responsable des exactions de la Force Publique



24/10/2011
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