Parcours

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Amilcar Cabral. La lutte de classes

Amilcar Cabral

[Extrait de « Unité et lutte. François Maspero,Paris. 1980, pp.153-155 ]

 


La présente édition est constituée par une sélection des textes publiés dans l’édition des revues d’Amilcar Cabral paru dans la collection « cahiers libres » en 1975, en deux volumes sous le titre Unité et lutte, volume I : L’arme de la théorie : volume II : La pratique des armes. 



[p.153]

LA LUTTE DE CLASSES

 

 

     Ceux qui affirment — et, à notre point de vue, avec raison — que la force motrice de l'histoire est la lutte de classes seraient certainement d'accord pour réviser cette assertion, afin de la préciser et de lui donner un champ d'application encore plus vaste, s'ils connaissaient plus profondement les caractéristiques essentielles de certains peuples colonisés, c'est-à-dire dominés par l'impérialisme.

     En effet, dans l'évolution générale de l'humanité et de chacun des peuples qui la composent, les classes n'apparaissent ni comme phénomène généralisé et simultané dans la totalité de ces groupes ni comme un tout achevé, parfait, uniforme et spontané.

     La définition de classes au sein d'un groupe ou de plusieurs groupes humains est une conséquence fondamentale du développement progressif des forces productives et des caractéristiques de la distribution des richesses, produites par ce groupe ou dérobées à d'autres groupes. C'est-à-dire que le phénomène socio-économique « classe » surgit et se développe en fonction d'au moins deux variables essentielles et interdépendantes : le niveau des forces productives et le régime de propriété des moyens de production. Ce développement s'opère lentement, graduellement et d'une manière inégale, par des variations quantitatives et généralement peu perceptibles des composantes fondamentales, processus qui, à partir d'un certain degré d'accumulation, aboutit à un saut qualitatif, se traduisant par l'apparition de classes et du conflit entre les classes.

      Des facteurs extérieurs à un ensemble socio-économique en mouvement donné peuvent influencer, d'une manière plus [p.154] ou moins significative, le processus de développement des classes, l'accélérant, le freinant, voire provoquant des régressions. Quand, pour une raison quelconque, cesse l'influence de ces facteurs, le processus reprend son indépendance et son rythme se détermine alors, non seulement par les caractéristiques internes spécifiques de l'ensemble, mais aussi par la résultante de l'effet produit sur lui par l'action temporaire des facteurs extérieurs.

     Sur le plan strictement intérieur, le rythme du processus peut varier, mais reste continu et progressif. Les progrès brusques sont possibles, seulement en fonction d'altérations violentes — mutations — du niveau des forces productives ou du régime de la propriété.

 

 

     Ces transformations violentes opérées à l'intérieur du processus de développement des classes, comme résultat de mutations survenues au niveau des forces productives ou dans le régime de propriété, il a été convenu de les appeler en langage économique et politique : révolutions.

    On constate, d'autre part, que les possibilités de ce processus sont influencées, d'une façon appréciable, par des facteurs extérieurs, en particulier par l'interaction des ensembles humains, considérablement accrue par le progrès des moyens de transport et de communication qu'ont créés le monde et l'humanité, éliminant l'isolement entre les groupes humains d'une même région, entre les régions d'un même continent et entre les continents. Ce progrès caractéristique d'une longue phase historique qui débuta par l'invention du premier moyen de transport était déjà plus évident au temps des voyages puniques et dans la colonisation grecque et s'est accentué avec les découvertes maritimes, l'invention de la machine à vapeur et la découverte de l'électricité. Et de nos jours, avec la domestication progressive de l'énergie atomique, il est possible de promettre, sinon de semer l'homme dans les étoiles, du moins d'humaniser l'univers.

     Ce qui vient d'être dit permet de poser la question suivante: est-ce que l'histoire commence seulement à partir du moment où se développe le phénomène « classe » et par conséquent la lutte de classes ?

     Répondre affirmativement serait situer hors de l'histoire toute la période de vie des groupes humains qui va de la découverte de la chasse, et postérieurement de l'agriculture nomade et sédentaire, à la création des troupeaux et à l'appropriation privée de la terre.

     Ce serait aussi alors — et nous nous refusons à l'accepter — considérer que plusieurs groupes humains d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, vivaient sans histoire, ou en dehors de l'histoire, au moment où ils furent soumis au joug de l'impérialisme. Ce serait considérer que des populations de nos pays, telles que les Balantes de Guinée, les Kouaniama d'Angola et les Maconde du Mozambique vivent encore aujour-[p.155]-d'hui — si nous faisons abstraction des légères influences du colonialisme auxquelles elles furent soumises — en dehors de l'histoire, ou n'ont pas d'histoire.

     Ce refus, basé d'ailleurs sur la connaissance concrète de la réalité socio-économique de nos pays et sur l'analyse du processus de développement du phénomène « classe », tel que nous l'avons vu antérieurement, nous porte à admettre que, si la lutte des classes est la force motrice de l'histoire, elle l'est à une certaine période historique. Cela veut dire qu'avant la lutte des classes — et nécessairement après la lutte des classes, car dans ce monde il n'y a pas d'avant sans après — un facteur, ou des facteurs, fut et sera le moteur de l'histoire.

     Nous admettons sans peine que ce facteur de l'histoire de chaque groupe humain est le mode de production — le niveau des forces productives et le régime de propriété — qui caractérise ce groupement.

     Comme on l'a vu, la définition de classe et la lutte des classes sont elles-mêmes l'effet du développement des forces productives, conjugué avec le régime de propriété des moyens de production. Il nous semble donc correct de conclure que le niveau des forces productives, élément déterminant essentiel du contenu et de la forme de la lutte des classes, est la force motrice véritable et permanente de l'histoire.

     Si nous acceptons cette conclusion, alors s'estompent les doutes qui troublaient notre esprit. Parce que si, d'un côté, nous constatons que l'existence de l'histoire avant la lutte des classes est garantie, et évitons par là, à quelques groupements humains de nos pays — et peut-être de notre continent — la triste condition de peuples sans histoire, nous dégageons, d'un autre côté, la continuité de l'histoire, même après la disparition de la lutte de classes ou des classes elles-mêmes. Et comme ce n'est pas nous qui avons postulé— sur des bases scientifiques — le fait de la disparition des classes comme une fatalité historique, nous sommes satisfaits de cette conclusion qui, dans une certaine mesure, rétablit une cohérence et donne en même temps aux peuples qui, comme celui de Cuba, sont en train de construire le socialisme, l'agréable certitude qu'ils ne déboucheront pas sur la fin de leur histoire lorsque se terminera le processus de liquidation du phénomène « classe» et de la lutte des classes au sein de l'ensemble socio-économique.

     L'éternité n'est pas de ce monde, mais l'homme survivra aux classes et continuera à produire et à faire l'histoire, car il ne peut se libérer du fardeau de ses besoins, de ses mains et de son cerveau, qui sont à la base du développement des forces productives./...

 



24/10/2011
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